Jonas, 16 ans, est un élève qui rate son année et un tennisman qui rate sa compétition. Les amis trentenaires de sa mère absente (parmi eux, il y a Pierre) prennent en main son éducation scolaire et sexuelle (« A tes découvertes, à ta liberté »). Les expérimentations libertines, dans l’esprit du XVIIIe siècle, évoluent subrepticement vers des rapports de domination subis. Car c’est plus ou moins malgré eux que les trentenaires mettent l’adolescent, lequel obtempère plus ou moins malgré lui, à l’école du dégoût. La perversité malgré soi : les trentenaires et Jonas vont trop loin sans s’en apercevoir et sont trahis par leur médiocrité, n’ayant pas voulu les conséquences de leurs actes et ne sachant pas en somme ce qu’ils ont commis ou appris. Comment se fait-il qu’Elève libre rate cette chronique dans laquelle la capacité de nuire (à autrui comme à soi-même) advient par inadvertance, aveuglement ou bêtise ?
Faire passer comme une lettre à la poste l’horreur d’une destruction morne, avoir l’art de la litote : encore faut-il avoir un rapport piqueté à l’horreur. La mise en scène est ici beaucoup trop scolaire pour ça. Caméra portée quand on est censé « encaisser » en direct les émotions des personnages, caméra fixe quand il s’agit d’informer. Direction d’acteurs : les adultes entre eux échangent, aguichés, des regards lourds de sous-entendus. On n’est pourtant ni dans un serial, ni dans un film de Buñuel. Elève libre est une alternance systématique de scènes où on mange (quatre-heure, dîner, petit-déjeuner) et d’examens (dans la sphère publique, dans la sphère privée), mais ce systématisme n’est pas là pour servir une satire fantasmagorique de la bourgeoisie – voir Fernando Ray chez Buñuel, gâteux, la serviette au cou comme un bavoir. Scolaires encore, les durées insistantes – quand Pierre, le trentenaire en chef, va enculer Jonas (la durée n’a pour effet que de souligner qu’on y arrive enfin). Phrases philosophantes : « Camus, être en face du monde », « On a tous peur d’une curiosité naturelle à aller vers autrui », « Où il y a la peur il y a le désir » : cette façon de donner du sens à ce qui peine à en avoir, comme ailleurs de toucher au Mal sans y toucher franchement, ou de relever sans cribler, sans aimer, sans détester, reste mi-figue mi-raisin.
Si, au bout de vingt-cinq minutes, on a l’impression d’en être encore à la mise en contexte (échecs, études et tennis), de n’être pas entré dans le vif du tordu, c’est que le film entretient un rapport de mimétisme adhérent et adhésif à la perversité du malgré soi. Tous sont paumés, coincés dans un cul de sac sans fougue ni raison, pendant que Lafosse se confine dans la description socio-psychologique et ses travers. Il accompagne en demi-teintes une destruction avec la compréhension « toute en nuances » de ceux à qui ça ne fait pas peur, et que ça n’excite pas non plus. Elève libre manque d’imagination : « … Car ce ne sont pas seulement des choses plaisantes que nous imaginons dans nos rêves éveillés, il y a des éclairages sous lesquels nous souhaitons contempler même l’idée de notre propre mort, des chemins sur lesquels il nous amuserait, semble-t-il, d’être trompés, blessés, ou calomniés » (R. L. Stevenson). La fin est le comble de cet informe indécis.
Est-il possible de filmer la perversité sans la cruauté – cruauté de ceux qui agissent cruellement, cruauté de ceux qui regardent cruellement ? On ne peut pas reprocher à un pervers de manquer de franchise. On peut reprocher à Elève libre (un film) de manquer de perversité comme de franchise : de cruauté – laquelle, dans ce cas précis, aurait peut-être propulsé le film dans l’aventure de la fiction. On peut formuler cela autrement : pendant une heure trente, on a envie que l’adolescent envoie balader les trentenaires, ou que les trentenaires laissent l’adolescent faire son expérience de lui-même et à son rythme. Non parce qu’on serait tenté de demander grâce devant tant d’horreur, mais par ennui, parce qu’on a envie que le film se termine. « A nos limites » : c’est l’exergue écrit noir sur blanc. Quelles limites ? Dans le dossier de presse, Joachim Lafosse précise qu’il s’agit des limites qui nous permettent de dire « non ». Il pense sans doute à Jonas, qui aurait dû dire « non ». Mais Elève libre, chronique du victimisme (tous victimes des autres et d’eux-mêmes), ne suscite qu’indifférence pour ceux qui ne savent pas dire non – ni oui.