Deux alternatives possibles pour traiter le cas Arthur Russell : l’écho ou la dérive. L’écho étant le souvenir des mots que l’on vient d’entendre (ou de lire) ; la dérive répondant au fade progressif de l’écho, à sa disparition aurale, comme un fleuve se dissout dans l’océan, comme le Dead man de Jim Jarmusch se laisse couler au fil de l’eau, comme l’enfant des 400 coups. Arthur Russell est tout cela à la fois, lui qui mit dans son studio, face à son synthétiseur préféré, un grand aquarium, dont il aimait enregistrer le goutte à goutte, comme le malade (du SIDA), transfusé par la musique, qu’il était à la fin des années 80, ainsi qu’on peut le voir dans le documentaire Wild combination. Là, on y entend son chant de baleine blanche sur des sonars de dauphin, encore une histoire d’espèces en voie de disparition, et d’échos (on connait ce mythe selon lequel l’homme serait « le cinquième rêve » de la création, celui de la baleine). On y voit Arthur Russell bel et bien sombrer (dans l’indifférence, la paranoïa, la défonce, la maladie), et redevenir poisson d’eau profonde, rêvant l’homme et le monde.

La discographie d’Arthur Russell est pour majeure partie une suite d’agrégats posthumes, dont l’essentiel a été exhumé de milliers d’heures d’enregistrements accumulées après l’humeur du moment, sans fin, ni début, comme un long journal intime au cœur d’atermoiements illimités. Arthur Russell ne laisse pour ainsi dire aucune histoire derrière lui, seuls quelques singles épars sous divers pseudos (Dinosaur L, Loose Joints, Indian Ocean) taillés pour les clubs par François K et Larry Levan, et sa grande oeuvre World of echo – soit un immense point d’interrogation auquel viennent à peine répondre le documentaire Wild combination (aucune parole de lui, mais des enregistrements de concerts et interviews de proches) et le témoignage musical supplémentaire Love is overtaking me (dévoilant une nouvelle facette plus folk et pop, de sa singulière prolificité). Le même mystère s’applique à la personne, tenu à l’écart des médias de son vivant – un visage meurtri par l’acné, des morceaux inachevées et une voix trop diaphane l’éloignent des canons FM. On perçoit néanmoins, depuis les témoignages des parents, quelques grands paysages qui forment l’incroyable diversité musicale de son œuvre : une traversée des terres bucoliques de l’Iowa, un détour par une communauté bouddhiste à San Francisco où il étudie la musique des Indiens et accompagne les poésies d’Allen Ginsberg, qui l’emmènera finalement se noyer dans les marais de New York, entre clubs et conservatoires avant-gardistes (Paradise Garage, Nirvana et The Kitchen), desquelles s’échapperont ses enregistrements. The World of Arthur Russell, paru en 2006, est le score recomposé de cette vie nocturne qui le voit embrasser le disco le plus innocent et l’univers social alentour (David Byrne, Philip Glass, Nicky Siano), soit une suite de tubes (Loose joint, Is it all over my face ?, Go bang) où la puissance soul des chanteurs invités répondent aux basses slappées, cowbells et grosses caisses extatiques. Hors de cet océan rythmique, la voix baryton et vaporeuse d’Arthur surnage tant que peut comme une lumière blanche, en retrait sous son jeu percussif de violoncelle.

Pour voir émerger ses interventions subliminales, il faut l’écouter jouer ces mêmes morceaux dans son arrière-monde World of echo, avec pour seuls apports son violoncelle électrique (plongé dans une mare diffuse de reverb, d’effets fuzz et tremolos) et sa voix, assurée, serpentine, se mesurant à l’acoustique des différents lieux dans lesquels il enregistre. Le signal émis est une succession de drones sous-marins desquels se détache la voix en ligne claire d’Arthur, comme un spectre d’eaux profondes murmurant une poésie inintelligible. Lové dans ce liquide amniotique, celui-ci étend le champ des possibles au minimalisme de Philip Glass, à la musique indienne d’Ali Akbar Khan et à la noise pure, dont il se joue avec une incrédulité toute puérile. D’autres compilations arracheront quelques perles à cette œuvre non-finie et infinie : Another thought dépouille ses miniatures de toute spatialisation et effet, Calling out of context montre un visage plus pop et accessible et First thought, best thought archive ses pièces instrumentales libres et multicolores (un swing jazz, une pedal steel, une Fender Rhodes et des cuivres pour descendre toute frontière musicale).

Au final, cette discographie éclectique que vient (peut-être) conclure le documentaire Wild combination montre Arthur Russell comme un des artistes des années 80 qui aura su le mieux faire le pont entre musique populaire et musique savante. De là sans doute sa sempiternelle insatisfaction : rêvant de confectionner des hits disco qui lui auraient valu un adoubement médiatique, mais sans cesse remettant ses morceaux sur l’atelier ; composant pour Robert Wilson, mais incapable, sous la pression, de rendre sa partition à temps, ni de la conduire pendant les représentations, et finissant par être viré par le metteur en scène, Arthur Russell semble toujours perdu dans sa chambre d’échos, caverne d’ombres mouvantes, espace océanique où le drone ininterrompu d’un robot-mixeur dans la cuisine seul le rattache comme une ancre à la réalité. Au final, et malgré les hommages posthumes de Jens Lekman (qui évoque la dimension intemporelle, voir futuriste, de cette musique du passé) et de Verity Susman (de Electrelane, qui reprend et sublime une de ses chansons au piano), une impression de profonde mélancolie se dégage de ce documentaire. Arthur Russell nous fait penser à la nymphe Echo, qui tomba amoureuse de Narcisse, mais fut méprisée par celui-ci. Le cœur brisé, elle s’enfuit dans une grotte solitaire et se laissa dépérir. La légende dit qu’elle s’est tellement amaigrie qu’elle a totalement disparue et que seule sa voix lui reste…

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