Sue est une jeune femme d’une trentaine d’années. Elle vient de perdre son boulot et n’a plus de quoi payer son loyer. Célibataire, elle tente sans cesse de se lier, ne serait-ce qu’un instant, aux gens qu’elle croise dans son vaste quartier de New York. Son interprète, magnifique Anna Thomson (que nous avions remarqué dans divers films de Jonathan Demme, Oliver Stone, Clint Eastwood, Tony Scott…), exhibe d’un côté une beauté de corps, de visage, de regard, et de l’autre une souffrance effaçant sa jeunesse. Et toute cette ambivalence est littéralement celle de son caractère, du chemin qu’elle suit difficilement. Un soir, alors qu’elle s’apprête à traverser une rue, un vieil homme la prend pour une prostituée. Tout d’abord choquée, elle décide finalement de passer la nuit avec lui dans un hôtel de bas étage. Il n’est rien pour elle, ne peut lui apporter un plaisir fou ni de nouvelles perspectives ; ce sera une histoire sans lendemain. Et pourtant, elle se laisse aller avec indolence. D’une autre manière, elle s’accroche à une jeune mère et à son enfant, pour trouver une approbation à ses paroles ; elle cherche l’amitié d’un vieux noir à la rue; elle sollicite une copine en la personne d’une serveuse ou d’une braqueuse… Tant de bras qu’elle tend lentement, avec hésitation, alors que tout lui échappe si rapidement.
Dans ses gestes, Sue cherche autant à donner d’elle-même qu’à trouver enfin une raison de vivre dans le rythme de cette société qui s’auto-dirige. Quand enfin elle trouve celui qui pourrait prendre le temps de la regarder, de la sortir du gouffre de sa solitude, elle recommence à croire. Il s’agit de Ben (Matthew Powers), un journaliste-reporter; c’est-à-dire un homme qui ne peut la soutenir constamment, un homme qu’il faut savoir partager. Comme cette très belle scène où les deux amants se retrouvent chez Sue : celle-ci, restée en pleine lumière de la salle de bain, n’arrive pas à rejoindre l’Homme salvateur, posté dans l’encadrement de la porte. Passé le simple cap de la séduction, Sue doit accepter de franchir le fossé qui la sépare de la vie « normale » dite sociale.
Mais il n’est pas dans la force de cette femme de demander soutien, de se plaindre de sa situation, de se faire assister. Avant tout garder sa dignité, avoir l’air courageuse. Ne pas penser qu’elle est à plaindre ou en dépression. Si bien que c’est le spectateur qui la vit et rougit pour elle, qui encaisse ses malchances. C’est la force de ce film si troublant, puisqu’il ne laissera aucun échappatoire. France Robert, le personnage principal du dernier film de Laëtitia Masson, A Vendre, cédait finalement à l’assistance. Ici, aucun billet, aucun coup de téléphone ne peuvent ramener Sue vers son point de départ. C‘est le triste désespoir.
CONTRE-AVIS
Un critique des Inrockuptibles parlait récemment de « ce désert qu’est devenue le cinéma indépendant américain ». Eh bien le désert continue d’avancer avec Sue, qui est un film sinistre, prétentieux (allez plutôt voir Swingers avec l’excellent Jon Favreau) et ennuyeux. Quelques critiques pensent qu’il faut bien défendre quelque chose ; à ceux-là, nous disons qu’il n’y a rien de pis que les pis-aller.
Sue, qui raconte comment une jeune femme new-yorkaise perd son emploi, puis son logement, puis son amant, puis sa vie, est une totale aberration que ne parviennent pas à justifier ni le pseudo-regard d’artiste du réalisateur Amos Kollek, ni la prétendue critique sociale qui serait à l’œuvre. Car ni le regard ni la critique ne sauvent un scénario incohérent, arbitraire et injuste.
Le réalisateur Amos Kollek, lui aussi new-yorkais, ne sait absolument pas voir ce qu’il faut montrer. Sa pitié misérabiliste lui dicte des plans tremblants (Sue devant le propriétaire de l’appartement), des gros plans lumineux du visage de son héroïne (comme c’est triste et comme elle est belle !), des silences insistants (à l’instar de Kitano et d’Angelopoulos, Kollek se sert du silence pour signifier qu’il est sensible ; à voir Jackie Brown, on s’aperçoit que Tarantino est tombé dans le même panneau), des inserts voyeuristes (dans un hôtel miteux, Sue entr’aperçoit, dans une salle de bains, une pute et son client qui copulent). Amos Kollek n’a pas su ni voulu critiquer son propre regard, et cela nuit à son film comme au spectateur naïf, qui croit qu’on étale devant lui la réalité des bas-fonds de New-York.
Mais il y a pire : Kellek dénonce ! Quoi ? Le marché du travail, l’égoïsme, l’individualisme (seuls les Noirs sont un peu sympathiques dans cet enfer), etc. Il n’y a rien de mal à faire la critique d’un système qui crée de la misère, au contraire, mais il y en a à le faire mal, à le faire en artiste, à le faire pour faire un film et non pour montrer ce qu’est la réalité. En quoi Sue n’est pas réaliste ? La part de fiction de Sue gît dans le personnage : Kollek n’a pas choisi de prendre une femme volontaire et combative, ni une marionnette abrutie et lui faire subir toutes les humiliations. Parce qu’il fallait que Sue meurt (c’était écrit dans le scénario), Sue devait avoir du caractère. Et pas n’importe quel caractère : le caractère d’une femme qui refuse toute aide quand celle-ci lui est vitale !
On voit l’hypocrisie, et le mépris de Kollek pour ce qu’il prétend défendre. Pas un plan, pas une phrase, pas un geste n’annoncent chez lui autre chose que sa volonté de prouver qu’il est un artiste du social. Son choix d’une très belle actrice (Anna Thompson) avec de gros seins (qu’il nous montre à plusieurs moments, et sans trop de raisons), d’un amant déglingué, du départ de la barmaid, des autres rencontres : tout est là qui démontre qu’Amos Kollek à la fois ne connaît pas la vie et ne croit pas en elle.
Et puis je lis ce qu’écrit Olivier Séguret dans Libération (du 10 septembre 1998) : « Sue est un film bien mais qui fait mal. Un film terrible qu’on est en droit d’aimer et haïr ensemble, et terriblement ». Non, aimer ce film et le haïr n’ont rien à voir ensemble, ce qu’écrit Séguret est un mensonge.