La phrase est célèbre : « Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs ». Mais quid de l’aphorisme bazinien adapté au jeu vidéo ? Personne ne sait, on n’a pas encore trouvé le théoricien ou le critique de référence pour le formuler. Et si tout bêtement on changeait « cinéma » par « jeu vidéo », est-ce que ça marcherait encore ? Oui, non, peut-être, on s’en fout. Bazin c’est de l’histoire ancienne ? Justement non, cette formule n’a peut-être jamais mieux collée qu’au jeu vidéo. A une exception près : il ne substitue pas mais nous rend acteur d’un monde qui s’accorde à nos désirs. Et quels sont-ils, où commence le plaisir permettant de créer cette adéquation ? Dans l’immersion au sein d’un univers imaginaire pixélisé, ou dans le processus actif qui nous permet de nous y insérer, ces fameux mécanismes synthétisés par la notion fourre-tout de gameplay ? Pour aller vite, on serait tenté de dire les deux. Mais pour qui a l’habitude de tenir un pad, le gameplay est roi, le reste est quasiment secondaire, l’imagination fait le reste. De la maîtrise naîtrait donc le plaisir, et de la réussite une certaine accointance avec nos désirs. En clair, la beauté du geste matérialisé à l’écran engendrerait une satisfaction : celle d’agir sur un système où l’image, même abstraite, ne serait plus un substitut mais le reflet d’une création en accord avec nos désirs. Mais pour faire simple, rien de mieux qu’un exemple.
Prince of Persia fait son retour sur 360 et PS3 après trois opus (lire nos chroniques de The Sands of time, L’Ame du guerrier et Les Deux royaumes) ayant sérieusement revu et corrigé le jeu d’origine. Il est l’exemple parfait pour étayer l’aphorisme bazinien. Et si on poussait un peu plus loin, Ubisoft serait le maître d’oeuvre d’une certaine tendance du jeu vidéo voulant éclipser la notion de plaisir liée à la maîtrise des mécanismes, pour la déplacer vers celle du spectacle et quelque part du cinéma. Il s’agit là moins d’évaluer combien Ubi se tourne vers le casual gaming, que de comprendre comment un jeu tel que ce Prince of Persia poursuit une quête du plaisir sans entrave au travers du jeu contextuel. On sait qu’Ubi avait déjà, avec les épisodes précédents, bâti le gameplay de son jeu légendaire sur une plus grande accessibilité. Notamment en estompant la notion d’échec avec la possibilité de revenir en arrière (Sands of Time). Ce nouveau Prince of Persia brise les dernières barrières, il n’a plus qu’un objectif en tête : donner beaucoup avec très peu, autrement dit nous faire jouer un minimum pour éviter au maximum la frustration et assurer un spectacle total. C’est un peu comme si vous enleviez les préliminaires à l’amour et que vous visiez la jouissance parfaite et ininterrompue du début à la fin. Fatalement, cela nécessite beaucoup de sacrifices pour un jeu qui n’en vaut peut-être pas la chandelle. Car quelle satisfaction tirer d’une expérience qui dissoue ces principes élémentaires que sont l’initiation puis la maîtrise des gestes amenant à la jouissance ?
Dans les faits, et fidèle à sa licence remixée, Prince of Persia est un jeu assisté où avec un minimum de commandes on réalise des exploits délirants qui ont vraiment de la gueule. C’est beau et stylisé : la ligne graphique a été repensée, son aspect cell shading sophistiqué apporte un cachet indéniable et racé. Le héros s’est transformé en badass musculeux aux répliques dignes d’un film d’action de la belle époque avec Schwarzy. Il est accompagné tout au long de l’aventure par un sidekick, une princesse sans grand charisme autour de qui tourne un scénario laborieux. Son personnage nous accompagne durant les combats pour mettre la main à la pâte, donner un coup de pouce pour se propulser sur des plate-formes éloignées, et surtout nous sauver d’absolument toutes les situations. Elle est notre assurance vie, l’anti game over, qu’Ubi a purement et simplement banni. Le jeu se structure lui autour d’un hub fortement inspiré de Shadow of the colossus, entre autres références à Ueda qui pullulent. Un « Prince of Persia reloaded » donc, qui emprunte grossièrement à son mentor japonais (un juste retour des choses, Ico s’inspirait du Prince of Persia de Jordan Mechner), tout en butinant sans se fouler sur ses propres terres, puisque impossible aussi de ne pas penser à l’autre blockbuster maison, Assassin’s creed. On est ainsi en terrain connu et inconnu, à la fois séduit par le lifting et peu déboussolé par des mécaniques de jeu prolongeant ce que les épisodes précédents avaient installé.
Le coeur du problème réside donc moins dans les changements que dans la continuité. Pour procurer un maximum de sensations libérées des contraintes habituelles, Ubi a tellement raboté le gameplay que Prince of Persia finit par ressembler à une succession de QTE. Plate-forme ou combats (ici remaniés), l’action se résume à appuyer en rythme sur le bon bouton au bon moment, quasiment sans souffrir de l’échec. Il y a indiscutablement une réelle sensation de plaisir à voir son personnage accomplir avec souplesse des mouvements gracieux et héroïques. Le spectacle en donne pour son argent et on se prend à tomber béat d’admiration au détour d’un décor somptueux, magnifiquement mis en valeur par l’harmonie des couleurs ou la lumière. On progresse ainsi sans déplaisir, conscient, plus l’aventure avance, que la répétition des actions et des enjeux n’évolueront pas. Ce qui indubitablement rappelle le syndrome dont souffrait Assassin’s creed : un univers solide, foisonnant de mille promesses esthétiques et ludiques, mais bien trop chiche en gamedesign. Idem pour Prince of Persia qui fait du copié-collé un peu paresseux : décalquant ses boss à l’envie pour faire oublier son manque d’inspiration, ou gonflant artificiellement sa durée de vie avec des orbes à collecter. Le jeu semble comme bâclé, ou maladroit, tentant de donner vie à ses boss à travers de multiples confrontations qui, revers de la médaille, rendent le jeu encore plus répétitif. Ce n’est pourtant pas faute d’essayer de changer les choses, Ubi tentant d’éclipser par exemple les cinématiques pour introduire des dialogues à l’action, mais en vain. N’est pas Gears of war qui veut.
Prince of Persia se regarde donc plus qu’il ne se joue. Peu exigeant, il prend par la main, à la fois radin en gameplay et généreux visuellement. Mais à trop tirer sur cette corde, quel plaisir en tirer ? Quand il n’y a plus aucun sentiment d’accomplissement, que la moindre action n’est pas valorisée par nos compétences mais le simple fait d’appuyer sur des touches mécaniquement, jouons-nous encore ? Et à quoi ? Cette frontière qu’explore Ubi, où le joueur devient davantage spectateur de ses actions qu’acteur, n’est peut-être pas foncièrement négligeable. Si elle résume une certaine politique de démocratisation du jeu vidéo au prix d’un nivellement par le bas, elle crée aussi de l’expérience. On ne peut pas complètement rejeter ces sensations de vertige, ce rapport doux, presque cotonneux ou soyeux que procure les enjambées délicates du personnage. Ubi invente une forme médiane entre le cinéma et le jeu vidéo. Pas complètement dans l’un ni dans l’autre. Délestée de la passivité du simple fait de regarder un montage d’images, le spectateur / joueur de Prince of Persia peut trouver plaisir à reproduire inlassablement les mêmes combinaisons. Pour la seule joie du mouvement, d’explorer des mondes impossibles, de s’insérer dans un fluide strictement contemplatif car débarrassé de la dialectique du cinéma. On serait alors dans une nouvelle forme de spectateur, mettant de côté toute réflexion possible, voire toute émotion, pour ne garder que des sensations en accord avec nos désirs. Le principe d’itération du jeu pourrait même devenir sa clé, comme un manège dont on paierait le ticket d’entrée jusqu’à épuisement. Il serait légitime de blâmer une telle aseptisation du gameplay, noyau dur du jeu vidéo, mais c’est peut-être le prix à payer pour donner l’ivresse. Mais attention à la gueule de bois.