Elle lui pendait au nez depuis un moment cette tentation du beau plan, cette sur-composition stérile qui vous claquemure un film dans son dispositif. A l’époque d’Uzak et des Climatsdéjà, Nuri Bilge Ceylan n’était jamais très loin des jolies eaux boueuses du cinéma boméchiant, n’y échappait que par la grâce d’un art assez subtil de l’ellipse et de l’émotion. Mais personne n’y prêtait garde. Pas touche au Tarkovski du Bosphore. Avec Les 3 singes, Ceylan touche enfin aux limites de cet étouffoir qui lui sert de système. Le film tombe comme une sentence. Lourd du poids de ses prétentions esthétisantes, tout entier tendu vers sa photo jaunâtre et la sueur qui perle sur les visages, il écrase le scope sur toute sa longueur. Entre deux shoots de sépia, un semblant d’intrigue, l’histoire d’une famille disloquée, percluse de secrets et de tromperies, tente de se déployer. En vain.
La palme de la mise en scène remise au film dit tout de la fascination festivalière et aveugle pour ce cinéma kouglof. A croire qu’il existe une prime à la torpeur. Pourtant, on peut s’ébaubir des splendeurs plastiques des 3 singes et pointer leur suffisance, reconnaître au réalisateur ses talent de cadreur tout en en exigeant d’avantage, feuilleter des images mais refuser de s’étouffer en les avalant. Drôle de masochisme que celui d’applaudir un cinéma non pas total mais totalitaire, qui préfère s’imposer plutôt que de (se) donner. Victime collatérale, l’émotion si singulière qui traversait les autres Ceylan a comme muté. Quelque chose vivote encore, mais c’est rampant, jugulé, irrésistiblement rabougri par la pesanteur ahurissante de chaque point de montage. Jusqu’aux personnages dont il ne reste plus que des corps épais et des visages fermés, de pauvres hères prisonniers d’un ascétisme pompier. Patients, on attend que le film sorte enfin le schnorchell, qu’il inspire à plein poumons, mais non, ce seront toujours ces mêmes images suffocantes, chargées de sens jusqu’à la gueule et pourtant dévitalisées. D’aucuns nous opposeront les intentions de Ceylan, le sentiment d’incommunicabilité qu’il recherche. Soit. Faudrait-il encore qu’il ménage un double-fond à son film, ce semblant de mystère sous le flux sans qui l’incommunicable s’offre fatalement pour ce qu’il est : un silence pesant.