Un peu comme les Brésiliens sont capables de produire indéfiniment des petits génies du ballon rond, on se demande encore comment les Américains ont cette capacité à sortir de leurs chapeaux des outsiders comme Adrian Tomine, Dan Clowes ou Ivan Brunetti, capables quasiment à eux seuls de réinventer le médium. Dash Shaw, galopin de 25 ans issu de la School of Visuel Art de New York, et auteur du démesuré Bottomless belly button, est un cas d’école. Le jeune homme, qu’on croirait échappé d’un film sur l’adolescence de Gus Van Sant, avait signé avec ce titre énigmatique à rallonge l’une des œuvres les plus hype de l’année. Chronique familiale bizarroïde placée sous le signe du roman de formation, savamment construite autour d’une architecture mentale qui se reflétait dans le plan du théâtre du drame (une maison de bord de mer), Bottomless belly button présentait tous les traits de l’attrape-nigaud underground. Un dessin ectoplasmique, lorgnant ouvertement vers Clowes et Charles Burns, une densité narrative (plus de 700 pages) consacrée, selon nos propres termes, à épuiser tous les points de vue sur un même sujet (un peu comme Morris Zapp, l’universitaire fat du Small world de David Lodge, entend écrire l’oeuvre définitive sur Jane Austen), une approche freudo-lacanienne (qui s’ignore ?) sur les faits de langage de la vie quotidienne, cela sentait presque le pastiche d’un wannabe Chris Ware.
Ce Virginia, toute première œuvre de Dash Shaw, présente donc l’intérêt non négligeable de lever – possiblement – le voile sur les véritables ressources du bonhomme. Oeuvre plus modeste, toujours en bichromie, Virginia relate la liaison entre le personnage du même nom, une femme entre deux âges et au physique quelconque, et un jeune musicien, amateur de Michael Jackson, du nom de Dick. Cette relation opère comme une résilience pour Virginia, qui vit avec le souvenir perturbant de la mort accidentelle de son petit ami d’enfance. Le flux chaotique des visions de Virginia est retranscrit selon des méthodes de glissement et d’associations graphiques, où le sable, matière meuble et modelable, dans laquelle les personnages aiment à se réfugier, joue un rôle considérable (comme dans Bottomless). Shaw choisit d’ailleurs une fin aporétique, qui force un peu sur la psychanalyse hard. Son propos, qui n’est guère celui de relater une histoire d’amour parfaitement insignifiante, revient invariablement au trauma enfantin, comme l’atteste la mention du fait divers, photo à l’appui, relatif à une thérapie totalement délirante visant à recréer les conditions de la naissance. Là se situe sans doute la force – et la faiblesse – de l’entreprise de l’auteur. Car Dash Shaw se concentre pour l’instant sur la douleur d’être né, perceptible chez tous ses protagonistes qui se demandent véritablement ce qu’ils font sur cette terre. Michel Leiris avait traité de cette douleur dans L’Age d’homme, pour ensuite mieux la dépasser. La publication à venir de Bodyworld, son webcomic de science fiction, où le style se fait plus académique (on croirait du Jason), semble indiquer paradoxalement que l’âge de la maturité a peut-être déjà sonné.