C’est officiel : la fiction sociale est désormais, majoritairement, affaire de frontières et de flux migratoires. Après Loach (It’s a free world…), les Dardenne (Le Silence de Lorna), avant Emmanuel Finkiel (Nulle part, terre promise), Frozen river, premier film américain, s’y attelle à son tour, planté aux abords glacés de la frontière canadienne. On y suit le quotidien d’une mère courage élevant seule ses deux fils dans un mobil home sordide, après que le mari a pris la tangente avec l’argent économisé pour acheter une maison. À la veille des fêtes de Noël, elle fait la rencontre d’une jeune mère célibataire Mohawk, elle-même recluse dans une caravane plantée dans les bois et qui va lui proposer, pour se refaire, de faire passer la frontière à des clandestins chinois. Bardé de bonnes intentions, le film s’avance comme une belle bête à concours, un bon élève indé taillé pour les festivals (un grand prix à Sundance et un prix d’interprétation à San Sebastian pour Melissa Leo, il est vrai assez épatante), et c’est ce qui inquiète au premier abord. Et puis non, Frozen river est assez réussi : au bout de son extrême application (le récit comme la mise en scène sont sans surprises, parfois un peu laborieux), se délivre un film petit, mais aimable.
On parlait de Loach ou des Dardenne, et la fiction sociale à l’européenne semble, en effet, l’un des horizons du film. D’abord, évidemment, pour l’allure centrifuge du récit, intégralement aspiré par le mouvement de son héroïne. Surtout pour sa manière d’installer l’hyperréalisme prolétaire dans la vitesse du thriller, de percer la couche étale du social glauque au moyen d’un suspens cru et hyper dynamique. Mais ses perspectives les plus stimulantes (quoique seulement esquissées) sont proprement américaines, elles sont affaire d’espace avant tout, elles s’enroulent autour d’enjeux purement topographiques, où un dedans multiforme (la maison rêvée, le mobil home de fortune, la caravane de l’indienne, la voiture) se voit ceinturé par un dehors sans bords et fantomatique. C’est la plus belle idée de Frozen river : la frontière traversée plusieurs fois pour acheminer les clandestins n’est pas figurée comme une ligne mais comme un désert sans contours ni horizon, à la limite de l’abstraction – la rivière gelée du titre, qu’il faut arpenter au ralenti parce qu’elle menace de rompre. On y verra, aussi, une possible image des limites du film, qui, consciencieux et appliqué, se contraint pour arriver à bon port à ne jamais briser la glace.