Une baudruche rouge dégonflée, sur fond bleu-gris clinique orné de codes-couleurs à la Peter Saville période Blue monday. 808’s & heartbreaks, de Kanye West : un album échappé d’un univers alternatif où Roc-A-Fella sortirait des disques de New Wave. Ou du moins, un disque : celui-ci. La lamentation d’un golden boy qui pleure sous ses lunettes noires, orphelin de mère et petit ami abandonné par une « peste pourrie gâtée de L.A. » dans la même année (c’est ainsi qu’il appelle son ex, après l’avoir traitée de harceleuse échappée d’un roman de Stephen King et de Robocop, sur le morceau du même titre). Le monde est décidément méchant, « la vie vraiment trop injuste (2x) » (Street lights), alors autant en faire un disque à succès. Après tout, n’est-ce pas ainsi que Marvin Gaye ou Frank Sinatra ont construit leur crédibilité d’artistes ?
Car si les malheurs sentimentaux de Kanye West dominent les paroles de ce disque de circonstance, dont la construction « interactive » par Internet a émerveillé les blogueurs (il a mis ses démos sur son site ! il a lu les réactions ! il a retouché les morceaux ! – comme si l’économie sauvage des mixtapes, doublée par l’incroyable succès du Carter III de Lil Wayne cet été, n’avait pas rendu ce processus obligatoire), le projet du producteur-star de Common, Jaÿ-Z et John Legend est avant tout un projet artistique – et commercial. Il ne l’a d’ailleurs pas caché, ne cessant de répéter durant ses interviews de promotion que 808’s & heartbreaks n’est pas (qu’)un disque de rap, mais qu’il doit être écouté d’abord comme un disque pop. Ecouté et vu ainsi, comme le revendique cette pochette minimaliste qui, de fait, détonne absolument sur les présentoirs de moins en moins garnis des rayonnages hip-hop des grandes surfaces musicales, à côté de ces dizaines d’autres pochettes boursouflées d’ego-trip et d’effets Photoshop.
Un disque pop. Il faut comprendre ce que Kanye West entend vraiment par là. Car, tout comme, dans le politiquement correct des charts US, « Urban » veut dire « Noir », chacun sait que « Pop » veut dire « Blanc ». Et c’est bien cela que vise Kanye West, dans une Amérique moins post-raciale qu’elle ne veut bien l’admettre : être reconnu non comme le plus grand producteur de rap de son temps (il sait bien, de toutes façons, que tant que Dre n’aura pas spectaculairement chuté, la place est prise), mais comme un artiste complet, au-delà des catégories musicales et des frontières raciales. Un artiste qu’on ne comparerait plus à 50 Cent ou à Lil Wayne, ces monstres de foire de la scène hip-hop des année 00, mais à Coldplay, à Radiohead, à U2. C’est-à-dire à Michael Jackson, à Prince, à Stevie Wonder, ces « rois de la pop » noirs qui ont su se faire admirer bien au-delà du cercle des amateurs de « musique noire », sans s’aliéner l’amour et le respect de leur communauté. « Du Thom Yorke pour strip-club », lâche crânement West dans une interview récente au magazine Fader.
Si seulement c’était vrai… Mais le tempérament musical de West ne le pousse ni aux extrêmes expérimentaux que Radiohead a osés après OK computer, ni à la vulgarité joyeuse de la booty music de Baltimore, Miami ou Detroit. Car, contrairement à ce que ressasse le choeur des laudateurs de ce qu’il est désormais convenu d’appeler sa « College Trilogy », les ambitions de Kanye West sont celles d’un businessman, pas d’un visionnaire. Il y a du Berry Gordy dans ce type – un désir de conquérir l’Amérique blanche non pas en jouant au Négro qu’elle est terrifiée d’admirer (Lil Wayne), mais au contraire en retournant contre elle ses propres armes, ses propres passions (l’electro consensuelle de Daft Punk hier, la mélancolie lyophilisée de Coldplay aujourd’hui). Kanye West ose briser les barrières, mais ces barrières sont celles qui le séparent du centre, et non des marges : lorsqu’il ose le dépouillement électronique, ce n’est pas pour suivre les Neptunes faisant crépiter les Clipse sur leur scandaleusement ignoré Hell hath no fury, mais pour ressusciter le fantôme middle of the road des Tears For Fears (largement samplés sur Coldest winter).
Bien sûr, ce disque dépouillé, sans voix soul pitchée (sauf la sienne en Auto-Tune), est une prise de risque pour lui. Et parfois, il parvient à capturer l’attention : avec les beats abrasifs qui ouvrent Robocop (et les mécaniques électroniques qui en agrémentent le refrain) ; avec les polyrythmies de Amazing, Coldest winter et de Love lockdown, qui ressuscitent cette époque bizarre où les Tambours du Burundi étaient l’une des influences majeures des héros de Top of the Pops (Adam Ant et Bow Wow Wow) ; avec les accents technoïdes de Paranoid ; avec ces fins de morceaux (écouter tout particulièrement la fin en forme de boucle de Love lockdown, à reprendre depuis le début, mais aussi les nappes de Say you will, les cordes synthétiques de Robocop ou les breaks de Coldest winter et de Bad news). Des fins qui ne sont pas les fins faciles des morceaux de rap, qui terminent abruptement sur un dernier boom-bap, ou trichent avec un fade-out paresseux. Ce sont de vraies fins de chansons. Et c’est bien ce que Kanye West veut faire : des chansons, pas des morceaux hip-hop – le rap n’est plus ici qu’une présence diffuse, et ceux qu’il a invités pour être ses représentants les plus éminents (Lil Wayne et Young Jeezy) ne s’y montrent pas particulièrement à l’aise.
Tout le problème est que Kanye West n’assume jamais jusqu’au bout ses ambitions artistiques – sauf, peut-être, sur l’effectivement imparable Love lockdown. Car lorsqu’il démarre un morceau de manière vraiment aventureuse (Robocop, par exemple), il bat en retraite dès la quinzième seconde pour balancer des cordes sirupeuses et une mélodie tellement sucrée qu’elle donne mal au ventre. Et tous ces sons aventureux que l’on entend ici ou là (comme sur Amazing ou Coldest winter) sont toujours noyés dans un déluge de nappes ou d’effets qui les ravalent au rang de gadgets sonores. Le fait que West ait choisi Auto-Tune pour se mettre sérieusement au chant (il ne rappe quasiment pas sur l’album) est à cet égard exemplaire : depuis Kraftwerk, la déformation de la voix a une image avant-gardiste que Kanye West capitalise ici, tout en profitant du statut de machine à hit que ce logiciel a acquis grâce à Cher, T-Pain et toute leur cohorte de suiveurs. Ce coup de bluff est de même nature que son sample démagogique de Daft Punk sur Harder, qui devait plus à Puff Daddy détournant Police qu’à Premier ressuscitant JJ Perrey.
Il y a trop de stratégie, trop de contrôle, trop de roublardise dans ces sons, comme dans ces paroles, qui agacent au lieu d’émouvoir. Elles agacent parce que, paradoxalement, Kanye West y semble sincère dans le portrait qu’il donne de lui-même : celui d’un post-adolescent tellement obsédé par lui-même que, lorsqu’il essaye de reconquérir sa copine, il ne trouve rien de plus adapté que de lui citer l’un de ses plus grands hits (« I can make you high I can make you fly / Make you touch the sky hey », sur Paranoid). Une faute de goût que personne ne relèvera pourtant, venant d’un artiste qui ne parvient à chanter les malheurs qui l’ont accablé qu’à travers ses possessions matérielles, son statut de superstar, sa douleur à lui et lui seul, à l’exception de tout autre, comme sur Welcome to heartbreak où, même dans le désespoir amoureux, West ne peut s’empêcher d’être matérialiste (« My friend showed me pictures of his kids / And all I could show him was pictures of my ibs »). Ou encore sur Amazing où sa mégalomanie habituelle n’incite guère à l’empathie (« No matter what, you’ll never take that from me / My reign is as far as your eyes can see »).
Et qui se reconnaîtra dans les plaintes brillant dans le noir de Pinocchio, le curieux titre-bonus live à Singapour qui conclut 808’s & heartbreaks ? West y égrène ses misères de pauvre petit garçon riche, dans un brouhaha de cris de filles hystériques. Il y a vingt ans, c’étaient avec des clameurs de meeting révolutionnaire qu’une autre foule accueillait les messies hip-hop du moment (Countdown to Armageddon, sur It takes a nation to hold us back) : en vingt ans, les midinettes lectrices de Public ont chassé les activistes lecteurs de Malcolm X dans les concerts de hip-hop. Et lorsqu’on entend Kanye West sur ce titre, ce n’est pas Chuck D qu’il évoque, mais plutôt le Roger Waters plaintif de The Wall. « Du Thom Yorke pour strip-club » ? Plutôt du Chris Martin pour cour de récré.