De Ronnie Lynn Patterson, on se souvient le beau Mississipi, en trio avec Michel Benita et Jeff Boudreaux sur Night Bird, voici cinq ans ; c’était, à plus de quarante ans, son deuxième album enregistré, sachant que le premier, en 2001, n’était pas de jazz mais de musique contemporaine (Palais de Mari et Piano, des pièces du compositeur Morton Feldman). Vous avez dit rare ? Né en mars 1958 dans le Kansans, Patterson a commencé par jouer de la batterie et ne s’est tourné vers le piano qu’à l’âge de 20 ans, sous l’influence de Keith Jarrett et McCoy Tyner. Il se lance dans une carrière de pianiste professionnel dans les années 1980, aux Etats-Unis puis au Québec. Les rencontres se succèdent, dans un contexte dont on dira par euphémisme qu’il n’est pas du plus grand confort. Arrivé en France en 1991 (il est aujourd’hui naturalisé), il continue son travail autodidacte à la croisée du jazz et de la musique contemporaine, puis arrive sous la lumière grâce à Aldo Romano, dont il sera avec Michel Benita, Tim Miller et Mauro Negri l’un des équipiers pour Corners, en 1999. Depuis, outre Palais de Mari et Mississipi, donc, on l’a entendu sur Gemika suite, en duo avec le batteur Didier Lasserre, en 2006. Tout ceci pour signifier l’atypisme du parcours et l’originalité de la personnalité de ce musicien discret, rare, dont tout l’art pudique et habité se retrouve dans ce Freedom fighters où l’on peut bien voir l’un des plus beaux albums de la rentrée.
Dédié aux abolitionnistes américaines Sojourner Truth (1797-1883) et Harriett Tubman (1820-1913), ce disque aux relents lointains et envoûtants de gospel et de marches a été enregistré en mars 2008 avec Louis Moutin (percussions) et Stéphane Kerecki (basse : profitons de cette parenthèse pour recommander le Focus danse de son trio avec Matthieu Donnarier et Thomas Grimmonprez, couronné l’année passée par l’Académie Charles Cros). Côté jazz, on devine bien les références et les grands piliers de l’univers musical de Patterson, ne serait-ce qu’à travers les reprises qu’il a choisies (Mandala, de Jarrett) ou les titres qu’il a donné à ses morceaux (For Ornette Coleman) ; plus largement, on repère aussi dans sa musique à la tonalité mélancolique et contemplative (mais sans lenteur, sans préciosité, sans solennité) son ancrage classique (appris sur le tard, par déchiffrage des partitions, sans avoir jamais baigné dans le milieu), dont témoignent là encore les titres (Freedom fighters adagio) ou les emprunts à Rachmaninov (Leslevret). Volontiers porté sur les atmosphères étranges, les brisures, Ronnie Lynn Patterson n’est cependant jamais plus attachant que dans les morceaux portés par une pulsation douce et répétitive, avec la batterie suggestive de Louis Moutin qui résonne comme un tambour (on pense parfois aux airs de marches de certains morceaux de Tord Gustavsen, sans la joliesse ni la lenteur délibérée). La bande-son parfaite pour un plan-séquence sans fin qui irait des champs de coton de l’Amérique d’hier aux déserts urbains des mégapoles d’aujourd’hui. Un très bel album qui signale à la fois la naissance d’un excellent groupe et la consécration d’un remarquable pianiste.