Malgré son design kawaï bucolique et son rythme pépère, être fan d’Animal crossing a un coût. A chaque nouvel épisode du jeu de communication de Nintendo, c’est un peu le jour de la marmotte, « le jour sans fin » de Bill Murray condamné à connaître par coeur comme une encyclopédie tous les événements de sa boucle temporelle et revivre inlassablement, quoique jamais de la même façon, son déroulement. Comme d’habitude, vous allez emménager dans un village auquel vous donnerez bien sûr un nom. Accueillis, naturellement, par Tom Nook, le raton laveur, entrepreneur immobilier et gérant de superette qui ne s’effraie pas des longs crédits ; vous travaillez ensuite pour son magasin afin de maîtriser les actions de base (planter un arbre, envoyer une lettre, apporter un paquet. Une fois (à nouveau ?) libéré de ces premières obligations, vous pêchez, remboursez vos prêts, remplissez le musée des mêmes spécimens récoltés dans les autres versions (à quelques nouveaux près), accueillez régulièrement de nouveaux habitants, en voyez d’autres partir… Bref, vous vous adonnez à toutes les occupations oisives qui ont fait le succès de cet anti-jeu historique. Autant prévenir immédiatement : les early-adopters du jeu sur GameCube, puis de sa version DS, ne risquent pas d’être dépaysés.
Alors quoi ? Grosse fatigue de la part des équipes de Katsuya Eguchi ? Incapacité à se renouveler ? Conservatisme ? Oui et non. Proposant de transférer son personnage et son catalogue d’objet de la version DS, cette nouvelle mouture annonce ouvertement la couleur. Celle d’une pointilleuse continuité. A l’instar des Sims, Animal crossing est un work in progress, un concept dont l’absence totale de concurrence l’encourage rarement à la prise de risque. Unique au demeurant, son postulat de départ est tellement bien posé (vivre en temps réel une existence illimitée, faite de glande, de discussion futile et de petit plaisir dans un cadre champêtre choupinou) que l’on comprend sans peine – à défaut d’approuver – la réticence de ses concepteurs à en bouleverser la marche. Katsuya Eguchi, père du concept, privilégie donc une évolution par des nuances de gameplay parfois significatives (l’impossibilité de commander des peintures pour faire du troc avec d’autres joueurs par exemple), mais toujours discrètes. De nouvelles interactions avec les habitants, un détail des animations plus riche et des graphismes légèrement plus fins que sur GameCube, un système de création de vêtement plus complet, des dizaines d’objets inédits, une poignée de nouveaux lieux, des kilomètres de nouveaux dialogues, de frais (et fidèle à la tradition de l’humour « crossien », consternants) calembours. En l’état, Let’s go to the city constitue sans doute l’incarnation la plus aboutie du simulateur d’ami de Nintendo et paradoxalement, sa plus décevante.
Difficile quand même de réprimer une certaine morosité. La ville ne sert peu ou proue qu’à assouvir des envies consuméristes (l’introduction de la carte de crédit et du lit à baldaquins à 300 000 clochettes, exorbitant à hauteur du pouvoir d’achat « crossien » moyen) et apprendre quelques expressions théâtrales. Les événements annuels (Noël, Thanks Giving, Halloween, etc.) sont de retour, mais le calendrier / journal (charmante et utile trouvaille de l’épisode GC) est à nouveau absent. Une salle d’enchère permet enfin de se débarrasser de ses vieux bibelots mais son fonctionnement, ridiculement contraignant (dépôt limité à un objet ; dates et horaires d’enchère absurdement espacés et n’utilisant que les objets d’amis enregistrés…) en retire tout intérêt. La trouvaille la plus amusante du titre demeure finalement le « Wii speak » : un micro d’ambiance qui, posé sur la TV, permet de communiquer avec les autres joueurs. Bien plus convivial et discret qu’un micro casque, il se révèle aussi plus intrusif. Ce n’est plus seulement la voix de son interlocuteur qui est transmise, mais l’intégralité des bruits d’ambiance entendus dans la pièce. De quoi nourrir quelques savoureux et très comiques malentendus.
Plus globalement, on aurait pu craindre une trop grande importance laissée aux relations joueur / joueur. Il faut bien admettre que cette orientation marquée de la version DS allait complètement à l’encontre de ce qui faisait la force du concept de départ. Comprendre, la dépendance affective et matérielle du joueur vis-à-vis de son microcosme de PNJ. Si Let’s go to the city rééquilibre un peu la donne grâce à une palette de comportement plus variée et une sollicitation accrue du joueur par ses petits voisins à fourrure, l’habitué ne retrouvera pas l’équilibre minimaliste mais parfait des rapports « humains » à l’oeuvre dans la version GameCube.
C’est sans doute un symptôme de plus. Peut-être qu’Animal crossing n’avance plus à la mesure des espoirs portés par son excellent concept. Peut être qu’en miroir ironique de sa proposition de jeu infini chaque joueur fidèle doit accepter que rien ne dure toujours et que lui-même a fait son temps dans ce décor pastoral qu’il croyait éternel. Et quelle injustice ! Le joueur adepte de nouvelles expériences et puceau de la (seconde) vie de Nintendo ne connaît décidemment pas sa chance. Il découvrira avec Let’s go to the city un jeu-monde richissime, généreux, attachant et drôle. Un espace-temps intime parsemée de trouvailles ludiques poétiques et stupides. Mais la carte postale de vacance idéale pour les nouveaux arrivants dans le concept d’Animal crossing laissera, au bout du compte, quelques résidents de la première heure la gorge nouée. Ceux-là se disent que leurs meilleurs jours au sein du jeu sont derrière eux, quelques parts enfouis dans leurs souvenirs de joueurs, dans un autre village, dans une autre version. L’air de rien, ils vaquent comme moi à leur petites affaires quotidiennes, puis se retrouvent à errer, un peu tristes, entre les arbres fruitiers et les animaux bavards, hanté par cette insistante question : comment te dire adieu ?