New York ne dort jamais : voici Frownland, fait avec trois dollars six cents par un type qui a dû travailler comme projectionniste durant cinq ans pour financer son film. Un peu plus tard, cet hiver, arrive The Pleasure of being robbed, de Josh Safdie. Des films pauvres, new-yorkais, qui se présentent avec leur singularité, leur économie de bouts de ficelles, leur énergie fraîche, leur fond de sauce punk, leurs formats de pellicule surannés, leur son bien à eux, une manière aussi de remettre au goût du jour l’éternelle atmosphère underground propre à la Grosse Pomme. On sent une empathie immédiate avec Frownland, encore sous le charme du souvenir de l’insouciant Pleasure of being robbed, et pourtant le film de Ronald Bronstein est une épreuve. Il faut se coltiner, tout du long, un personnage littéralement insupportable, Keith, incroyablement incarné par Dore Mann, vague cousin du réalisateur rencontré au cours d’un enterrement de famille.
Insupportable Keith, boule d’angoisse nageant dans un jogging fripé, son polo trop large où tombent ses épaules, nageant dans sa sueur et son malaise, lui qui ne parle pas mais jette au-devant de lui des pelotes de phrases machouillées et crachées dans le désordre, des mots qui s’empêchent de sortir et se bousculent finalement en une logorrhée bégayée, qui vous tape sur le système et vous donne envie, avec Keith, de vous cogner la tête contre les murs en serrant les poings. Frownland (de « frown » : froncer les sourcils, se renfrogner) fait le portrait de cet énergumène à travers lequel se devine l’irrésistible nécessité pour Ronald Bronstein de balancer par-dessus bord ses propres difficultés à vivre, à s’exprimer, à entretenir des relations normales avec les autres. Film de maboul, de dingue, film grimaçant à l’extrême, où les personnages sont filmés en gros plans étouffants, une sorte de Steak un peu sale, pas net, poussant jusqu’à l’horreur son grincement. Pourtant il y a presque de quoi rire, à regarder cet asocial tenter dans l’énervement de vendre des coupons à cinq dollars pour la lutte contre la sclérose en plaques, à écouter ses élucubrations non-sensiques et avortées quand il s’agit d’expliquer à son curieux colocataire qu’il faudrait payer la note d’électricité. Tout fait problème, tout est douloureux, et la cohue de mots déversés par Keith n’arrive même pas à retranscrire l’état archi-bordélique de son cerveau.
Quand, de façon presque soulageante, le film s’éloigne de Keith pour suivre son mystérieux colocataire, nerd aux yeux mi-clos, occupé à composer de la musique new wave sur son synthé et pourtant capable de raisonnements radicalement vertigineux (l’acteur, impayable lui aussi, est l’ancien véritable colocataire du réalisateur, et accessoirement un brillant professeur de littérature dans une prestigieuse université), quand par exemple il discute avec un autre zig venu d’ailleurs (joué par un ami de Bronstein, il est accessoirement le traducteur officiel de Daney), de la logique tordue qu’il y a à passer des tests d’évaluation, alors on se demande si l’on n’a pas sous les yeux un film d’aliens. Des personnages venus d’une planète de freaks travaillés de l’intérieur par des remous et des flux que l’on ne peut considérer qu’avec les yeux ronds. Ils viennent de la planète Frownland, nef des fous. Les accompagner durant 1h46 n’est pas chose aisée. Eprouvant, le film l’est certainement, d’autant qu’il ne s’épargne pas des longueurs. Mais il faut saluer l’effervescence ravivée d’un cinéma new-yorkais bizarre, énergique, tordu.