Depuis qu’il a entamé son ascension des bas-fonds math art noise jusqu’aux scènes pop des grands festivals, le groupe de Greg Saunier et Satomi Matsuzaki ne semble obéir qu’à une credo : s’extirper à tout prix des petites boîtes en bois dans lesquelles tout le monde, fanatiques, suiveurs affectueux ou danseurs de passage, veut les faire rentrer. Bruyant / pas bruyant, poppy tout rose / expérimental tout noir, Deerhoof est comme un petit conglomérat d’expérimentateurs généreux jusqu’à l’inconscience, en état de grâce zutiste : « à chaque fois qu’on lit une description de notre musique (…) c’est comme un mode d’emploi de tout ce que nous devons arrêter de faire pour avancer ». Et après Friend opportunity hydromel explosif, supra coloré et bourré ras la gueule de trompettes et de bruit-bulles, le trio redevenu quatuor avec l’arrivée du formidable Ed Rodriguez (ex Flying Luttenbachers et compagnon de maths de John Dietrich dans Gorge Trio ou Colossamite) se devait de prendre une méchante tangente. Offend Maggie, avec son beau titre insondable (explication de texte dans notre interview du cerveau Greg Saunier), son sec et live dans la moelle, ses chansons sombres, drolatiques, volontiers ambiguës et sa pochette noir et blanc anonyme et monacale (magnifique cauchemar de l’artiste Tomoo Gokita) s’y complait ainsi largement.
Ainsi, ceux qui ont lu partout que Deerhoof était le groupe « foufou » par excellence de notre temps (c’est, tout de même, leur dixième album) seront surpris de découvrir un groupe de rock très centré sur ses basiques pop, math, prog et spazz (guitare à droite, guitare à gauche, batterie et basse au milieu, à peine quelques écarts de piano dans les hauteurs), plus préoccupé à jouer de sa souplesse et de son élasticité que de s’amuser avec des assauts gratuits sur le cortex et sur les tympans. De plus en plus tourmentés par une acception classiciste de l’art chanson, les quatre amis misent aussi beaucoup sur les compos : plus suaves, plus intenses, plus complexes mais moins mutines, elles se déploient en toute horizontalité, sautillant encore à l’envie d’un thème ou d’un tempo à un autre comme quelque gamin hyperactif, mais en esquivant assez splendidement les engoncements arty ou dada pour se précipiter vers des trous blancs d’intensité. C’est avéré, les chansons de Deerhoof frétillent toujours au bord du vide, mais jamais elles n’ont frayé de si près avec les bons gros sursauts du coeur et la mémoire immédiate, voir avec le diable et la pétoche. Et les quatre songwriters s’épanouissent dans les profondeurs et les discordances de la douce amertume comme nulle part ailleurs : jamais un disque de Deerhoof (pas même The Runners four, toujours leur sommet) n’avait concentré autant de grandes chansons en son sein : les accrétions de voix volatiles du Family of others de John Dietrich, les sombres investigations de Buck & judy et Eaguru guru, la joyeuseté entravée de Snoopy waves et Fresh born ou encore le final palpitant de Jagged fruit, Offend Maggie concentre tout simplement les meilleurs pop songs que vous entendrez cette année.
Les quatre musiciens, enfin, manifestement ravis de leur mutation en gris, en profitent aussi pour faire muter leur jeu qui s’endimanche de magnifiques apparats délicats (guitares solaires, arpèges résonants) ou martiaux (jamais leur art du boucan n’avait été aussi remarquablement concentré) : moins spectaculaire, plus ramassé, toujours avide de retentissements inédits de la chose bruyante, le quatuor en viendrait presque à ressembler à Tortoise quand il tutoie quelques complications modales sur Numina O. De là à dégainer cette affreuse rengaine du rock critic et affirmer que Deerhoof aurait « grandi » pour livrer son « album de la maturité », il demeure un étroit fossé qu’on s’empêchera de franchir. D’autant qu’il semble qu’on puisse compter sur nos adorables effrontés pour retomber en extase débilitante ou en pure furie noise au prochain coup de sirocco.