L’Orage, la chanson de Brassens qui donne son titre au dernier film d’Agnès Jaoui est la confession d’un homme qui préfère « la pluie » au « beau temps » et déteste « les pays imbéciles où jamais il ne pleut » : il doit en effet à un soir d’orage d’avoir rencontré et séduit sa voisine venue se réfugier chez lui parce que son mari, VRP en paratonnerres, était absent. Aimer la pluie et y lire les promesses du bonheur, c’est le genre de petit paradoxe qui nourrit le système d’écriture Jaoui / Bacri. On sent chez eux l’attirance pour la petite différence qui fait signe, pour le canard légèrement boiteux, l’écart infime qui distingue du troupeau, toutes choses qui renvoient assez à la figure de Brassens et à son anarchisme doux-amer : fuir les grandes questions ou plutôt les retrouver par le petit bout, être grave, mais sans gravité, politique mais sans trancher, le côté mourir pour des idées, c’est bien beau mais lesquelles ?, autre refrain fameux du chanteur à la pipe. Cet humanisme a-politique qui semble aimer ses personnages pour ce qu’ils sont sans les juger trop durement est la signature de Jaoui / Bacri, leur marque de fabrique. C’est aussi leur principal défaut, une sorte de fausse amabilité, une politesse surjouée pour les petits, les complexés, les sans-grades qui va empêcher la fiction d’avoir lieu, c’est-à-dire que quelque chose se passe. Un cinéma trop gentil (qui sauve tout le monde ou presque), mais qui se retourne en son contraire pervers : pas de déplacements possibles pour les personnages après la mise en boîte scénaristique, chacun restant à sa place.
Tel est le sort des deux anti-héros de Parlez-moi de la pluie : Michel Ronsard, quinqua fatigué et réalisateur d’occasion (Jean-Pierre Bacri) et Karim (Jamel Debbouze), jeune réceptionniste et ami du premier. Le duo profite de la venue occasionnelle chez sa soeur d’une petite célébrité parisienne, Agathe Villanova, féministe engagée en politique (Agnès Jaoui) pour lui proposer de tourner un portrait documentaire. Agathe accepte assez facilement malgré les maladresses des deux pieds nickelés, parce qu’elle connaît Karim, sa mère étant la femme de ménage de la maison familiale depuis l’indépendance algérienne. C’est peu de dire que la distribution des caractères est chargée et le contexte sursignifiant. A ma gauche, la classe moyenne divorcée, balourde et velléitaire (du Bacri sur-mesure) et la classe populaire avec boulot précaire et rancoeur contre les gros : c’est Jamel, très convaincant dans l’underplaying. A ma droite, la bourgeoisie hautaine, paternaliste avec deux figures de soeurs opposées : la préférée, célibattante qui a réussi (Jaoui) et l’autre, mère de famille qui se morfond mais prend un amant. Si on ajoute à cela, le passé colonial de la famille bourgeoise qui ne passe pas pour Karim, on a un tableau qui promet. C’est d’ailleurs l’argument du film : sous les politesses de départ, vous allez voir ce que vous allez voir !
Or, le récit est un ciel couvert qui ne perce pas et le film ne nous sert que de l’archiprévisible : au contact d’Agathe, le gentil Karim devient de plus en plus agressif et sa mémoire anti-coloniale se réveille, mais l’affrontement reste en suspens. Michel se révèle en vrai paresseux qui se rappelle trop souvent que son père le prenait « pour un con ». Qu’en est-il d’Agathe ? Antipathique dès le début – la figure archétype de la parisienne cynique et blasée -, elle le reste à la fin, même si les événements des derniers jours lui auront révélé ses faiblesses et ses fragilités. Alors que tout le système Bourdieu / Desplechin récemment illustré dans Un Conte de Noël ne fait que préparer la guerre et scénographie le conflit permanent, le duo Jaoui / Bacri fait le contraire, une mise en place du non-conflit, l’éloge du Ne nous fâchons pas en toutes circonstances. Cela dessine quasiment une carte esthétique, c’est un peu Bergman contre Sautet. Dans Parlez-moi de la pluie, il y a des frustrations, des ressentiments à la pelle, des petites colères, mais de guerre ouverte jamais. Un ciel couvert, mais pas d’orage. Du gris.