S’il y a eu un avant et un après Killer7 pour la critique comme pour les joueurs curieux et exigeants, il y en a aussi eu un pour son créateur, Suda Goichi. A la lumière de ce Flower sun and rain sorti sur playstation 2 il y a déjà huit ans et aujourd’hui porté (quoiqu’un peu amoché) sur DS, on serait tenté de conclure un peu sardoniquement qu’il n’est devenu game designer qu’au sortir de sa collaboration historique avec Shinji Mikami. Car dans le fond, à quoi ressemble un jeu Suda51 en 2001 ? Pour faire simple : à une histoire interactive construite sur une proposition de jeu squelettique. A l’instar du charmant Hotel dusk, Flower sun and rain met en scène un détective spécialisé dans la recherche d’objets perdus. Convoqué sur l’île paradisiaque de LosPass par le gérant de l’hôtel Flower Sun & Rain, Sumio Mondo est chargé d’empêcher l’explosion d’une bombe à bord d’un avion de ligne. Un événement tragique qui a lieu… tous les jours. Ou plutôt, chaque même jour dans la boucle temporelle qui emprisonne LosPass. Dans ce contexte scénaristique abracadabrant, Suda51 pose les bases d’un jeu d’aventure réduit à sa plus simple expression. Alors qu’il doit résoudre cette affaire de terrorisme, Sumio se voit contraint d’accepter les requêtes farfelues des clients de l’hôtel. Déroulement quotidien banal : Sumio parle à un individu qui lui confie une quête. Une fois le mystère résolu (sous la forme d’une suite de chiffre) et entrée dans Catherine (la valise-interface que notre héros trimballe avec la même placidité que l’agent Dale Cooper baladant son dictaphone, Diane), Sumio retourne voir l’individu en question et assiste impuissant à l’explosion en vol de l’avion de ligne. Il se réveille le lendemain matin et bientôt chargé d’une autre mission. Ad virtual vitam aeternam.
Comme Killer7 et sa provocatrice « gravure étrange » qui servait de deus ex machina goguenarde à toute sorte d’obstacle conventionnel des survivals, les chiffres constituent dans Flower sun and rain l’unique matériau de réponse à toutes les énigmes. Pire, toutes ces réponses sont contenues de façon plus ou moins explicite dans le guide touristique de l’île consultable à tout moment par le joueur. Et si, à l’occasion de l’édition DS, Grasshopper a rajouté une cinquantaine d’énigmes, celles-ci participent d’une logique de gameplay encore plus minimaliste. Un indice écrit (par exemple : combien de spot dans le jardin de l’hôtel ?) correspond à un lieu où les exploiter pour récupérer l’objet bonus correspondant. Et… c’est tout ! Ou comment, une fois de plus, transformer un principe ludique (la quête annexe) en expérience peau de chagrin, à la limite de l’abstraction. Bref, après quelques heures de résidence au Flower, Sun & Rain, on pourrait presque anticiper la fin du séjour et lapidairement classer l’affaire. Suda51 n’en a visiblement rien à foutre de signer un vrai jeu et semble beaucoup plus préoccupé par la progression narrative de son délirant scénario et le développement de son exubérante galerie de portrait. Pourtant, si ces deux derniers points suffiraient presque à légitimer le régime pro ana que Suda51 fait subir au jeu d’aventure, Flower sun and rain se révèle par ailleurs très généreux en trait d’auteur fameux (le mot n’est pas trop fort) qui viendront plus tard alimenter Killer7, Contact et No more heroes. Au joueur de retrouver, à posteriori donc, le goût de Suda 51 pour les séquences contemplatives de petits déjeuners. Les interfaces graphiques bluffantes. Les bandes sons allumées (ici des remix electro éblouissants de Gershin, Ravel et Jean Sébastien Bach… entre autres). Les répliques savoureuses, au ton très Nouvelle vague et sans doute parmi les plus brillantes jamais écrites pour un jeu d’aventure. Cet humour à la fois crétin et génial d’imposer des contraintes absurdes au joueur pour quelques minutes après en rire avec lui et célébrer le caractère mémorable de l’expérience. Et puis bien sûr, la constante obsessive du travail de Suda 51 : les mises en abîmes. Sans trop en révéler de l’impénétrable scénario, d’abord ponctuelles, elles amènent dans le dernier tiers du jeu le récit vers un point de rupture totale, de masse critique… avant de complètement s’éclipser ; ou plutôt, de se mettre en retrait mais à la libre disposition du joueur comme outil d’interprétation de l’invraisemblable foutoir scénaristique qui s’offre à ses yeux une fois le jeu terminé.
Au final, Flower sun and rain, c’est sans doute le moment pré-Killer7 où Suda 51 utilise au plus pressé l’outil gamedesign pour raconter ses délirantes histoires et commenter in-game la grammaire du media jeu vidéo sans vraiment, hélas, s’en approprier les codes. De fait, voilà un jeu sans doute assez pauvre, mais qui tient sur l’imaginaire débordant qu’injecte Suda51 à chaque étape de son scénario. Il est là le grand vertige. Des dialogues et des mises en situations qui construisent des personnages dont chaque joueur gardera un souvenir durable. Sumio Mondo le dit au volant de sa Toyota Celica : « Les gens qui donnent un nom à leur voiture forment une sorte d’élite ». C’est précisément à une élite de joueurs capables de laisser, à l’aide d’un background original et de dialogues inoubliables, leur imaginaire remplir les blancs d’un gamedesign décharné que s’adresse Flower sun and rain.