Deux films de l’Espagnol José Luis Guerin sortent conjointement sur les écrans : En construccion, un documentaire en vidéo, tourné entre juillet et décembre 1998 dans un quartier populaire de Barcelone en phase de réhabilitation, terminé en 2001, inédit en France ; Dans la ville de Silvia, un poème urbain en 35mm, filmé à Strasbourg, sélectionné dans de nombreux festivals internationaux et prix de la critique à la Mostra de Venise 2007. Ces deux films sont traversés par le même projet formel : filmer une ville – un chantier, des rues, des immeubles, des passants, des habitants -, en reconstruisant par la mise en scène un espace déjà architecturé.
En construccion est une « scène de théâtre documentaire ». Le quartier filmé (El Chino) présente de lui-même une configuration scénographique dont Guerin retient les lignes de force. Au centre, il y a le chantier : une zone arasée où l’on fouille le sol, puis où l’on élève un bâtiment nouveau à peine séparé d’habitations anciennes encore occupées et aux fenêtres desquelles on regarde les ouvriers travailler, comme si l’on était au théâtre. Les fils à linge – ou les grilles du chantier – ferment les loges des balcons, ou forment les balustrades du poulailler. La ville, au loin, est un ensemble de décors en toiles peintes. Guerin est d’autant plus conscient de la scénographie naturelle du lieu qu’il la renforce : pas de caméra portée, mais des plans fixes, qui contrôlent fermement les effets de perspective ; la plupart du temps, un premier plan cadré en plan taille ou en plan buste, qui fixe les acteurs sur scène, ou les spectateurs au spectacle, centre l’attention non sur l’architecture en train d’évoluer, ses trouées monumentales, mais sur les acteurs de la vie quotidienne, sur place, en train de jouer des saynètes dramatiques, ou existentielles (sur la mort, sur la culture). Parfois on change de scène, ou d’acte, mais les saynètes du café, de l’appartement insalubre, ou de l’appartement rénové, font partie de la même pièce. Le sujet de cette pièce ? L’enterrement d’un quartier.
L’atmosphère qui flotte sur En construccion est celle qu’on sent quand on enterre une personne très âgée : parents et amis se retrouvent en chuchotant, parfois en souriant, les fossoyeurs opèrent, ils font leur travail ; tristesse résignée, mais la vie conserve ses droits ; pas de révolte, peu de larmes – ou s’il y en a, elles ne coulent pas ; du respect, de la compassion, de la curiosité – mais pas de la part des héritiers venus des quartiers chics. Eux détestaient le vieux mort et préfèrent ignorer ceux qui l’aimaient et qui sont là sobrement rassemblés. Et puis c’est le tombé de rideau final.
Dans la ville de Sylvia raconte l’histoire ténue d’un jeune homme très beau, qui croise, lors de ses déambulations, des jeunes femmes toutes admirablement belles : figure du poète romantique en mal de passantes fascinantes qu’il suit sans les aborder, sinon d’un regard éloquent, mais muet. Le film est une « fiction plastique », puisqu’il avance par agencement de tableaux visuels et sonores très composés. Cette promenade contemplative dans Strasbourg, avec ses filatures et ses pauses, inspirée selon Guerin des écrits de Goethe sur cette ville, poétise l’espace urbain dans la tradition d’un Balthus (qui apprit la peinture au Louvre et en Italie, et peignit des atmosphères suspendues), ou d’un Caillois (chercheur de l’imaginaire en quête de « récurrences dérobées »). On pourrait broder à l’infini sur les références de ce formalisme propret, qui brode lui-même sur une multiplicité de sensations existentielles plutôt menues et qui, au bout d’un certain temps, se perd, sans ressource interne, dans une suite narrative sans intérêt.
Devant le Théâtre National de Strasbourg, pourtant, à la terrasse du café, se construit une longue scène remarquable de burlesque en sourdine : micro-tartes à la crème, micro-chutes, micro-poursuites. Ce burlesque infime naît exclusivement du travail des formes : du découpage (durée, récurrence des plans), des légers décalages sonores ou visuels (changements de position artificiels des figures assises, gueule d’un type qui fait la gueule, cernes d’une femme dont on n’oserait pas supposer qu’elle est en train de rompre, articulation artificieuse de bribes de dialogues arbitrairement audibles, plan d’une crotte d’oiseau qui tombe auquel répond un plan de chaise qui bouge de un ou deux centimètres). Quand l’attitude contemplative, si posée, révèle sa part de dérision et d’auto-ironie, Guerin trouve un ton. Quand dans le règne éthéré de l’art pour l’art, on décèle un « trop » (trop d’imagerie romantique, trop de juvénilité subtilement forcée de la part du héros, trop de féminité idéale), le film donne peut-être un indice. Strasbourg filmée par Guerin ressemble à une ville méditerranéenne. Fantôme de l’Italie goethéenne ? Ou indice que Dans la ville de Sylvia est une entreprise ironiquement touristique, une petite mystification qui inscrit la capitale de l’Europe dans une imagerie promotionnelle lisse et peut-être un peu critique ?