S’il court encore après son passé, le cinéma italien continue de livrer assez régulièrement des films plus que réjouissants. Gomorra est de ceux-là, et ce malgré un package cannois plutôt pesant. Le côté film à thèse (alerte rouge : la camorra tient Naples dans ses ventouses), la publicité « adaptation d’un roman-choc », la manière de jouer les petits béliers en s’emparant de tout un bric-à-brac indé (film choral, caméra à l’épaule, ce genre de choses), tout cela n’incitait guère à s’enflammer en attendant Gomorra. Mais le film de Matteo Garrone est beaucoup plus fin que ça : il laisse passer dans le tamis de sa mise en scène uniforme, monotone, un rapport au temps expurgé de tout lyrisme et assez éloigné du folklore documentaire redouté. Refuser l’imagerie « Parrain » est bien sûr ce que fuit le plus Gomorra, mais ce genre de parti pris pourrait inciter à retomber dans un autre folklore, celui du quotidien et du naturalisme le plus blafard. Or ici, même le quotidien n’apparaît que sous forme de traces (les chansons de Pino Daniele entendues dans un vieux radiocassette, les personnages sans profondeur), la mis en scène creusant un territoire exsangue et sans horizon.
La manière de rapporter toute trajectoire (une poignée d’habitants d’un petit quartier napolitain, tous liés de manière différente à la camorra) à des lieux de finitude en rupture complète avec la vision traditionnelle de la cité de feu (carrières, souterrains, ateliers clandestins, gigantesques chantiers) est soufflante, entre héritage des seventies (la description du système d’enfouissement clandestin des déchets) et vieux socle néoréaliste. Quant au choix de filmer chaque personnage à la même hauteur, en se refusant à toute hiérarchie, à tout épanchement, il témoigne par instants d’une méthodologie un peu rigide et scolaire (filmer les pantins d’un système), fière de son mouvement (d’où les affaissements du rythme, l’absence d’émotion dans la représentation des figures), mais ouvre aussi sur des scènes admirables, comme ces splendides trouées de violence qui strient le film. Ce jeu étrange entre l’attendu d’un procédé qui ne relâche jamais sa pression et l’ouverture sur des zones indistinctes, proches du cauchemar éveillé (Naples comme ville sans hors-champ pour ses enfants), offre les plus belles séquences au film de Garrone.