En un peu plus de dix ans, dix ans et huit films, le Coréen Hong Sang-Soo a imposé sa musique. On a tenté de la décrire au gré des sorties de films, depuis la triplette magique Le Jour où le cochon est tombé dans le puits / La Vierge mise à nue par ses prétendants / Le Pouvoir de la province Kangwon jusqu’à Conte de cinéma, en passant par Turning Gate et La Femme est l’avenir de l’homme. Hong Sang-Soo, donc, ses titres référencés, ses scènes de baise aberrantes, ses beuveries interminables, ses stratagèmes de drague plus ou moins foireux, ses polygones amoureux; son petit peuple d’obsédés, cinéastes, comédies, peintres, dragueurs balourds, veules ou légèrement idiots, rarement flamboyants, tous personnages principaux de films variant peu ou prou toujours autour des mêmes enjeux (enjeux rohmériens, pour ce disciple revendiqué) ; et puis ses zooms. Il s’est passé quelque chose dans le cinéma de Hong, récemment, dans Conte de cinéma précisément. C’est apparemment un détail, mais c’est tout sauf anodin : HSS a systématisé l’usage du zoom, cette figure de style bannie du cinéma contemporain au nom d’une mocheté presque unanimement admise.
Tandis que sortent coup sur coup deux films – Night and Day cette semaine, donc, avant Woman on the beach le 20 août – qui recourent abondamment au zoom, vient la tentation de décrire comment cette décision formelle influe le cours de l’œuvre. L’effet qu’elle produit est inséparable de la sensation, pour qui suit les films de Hong depuis le début, d’avancer sur un terrain ultra-balisé. La petite délocalisation opérée dans Woman on the beach (qui se déroule dans une durassienne station balnéaire) et celle, plus ample, de Night and Day (tourné pour l’essentiel à Paris) n’y changent au fond pas grand-chose, tant les situations de départ semblent immuables, seulement sujettes à des variations. On reviendra bien sûr sur Woman on the beach en temps voulu, mais son schéma narratif (un homme pris entre deux femmes rencontrées en deux jours) n’est pas vraiment éloigné de celui de Night and Day (un homme pris entre deux femmes, l’une à Paris, l’autre en Corée).
Dans ce dernier film, un peintre coréen (génial Kim Young-ho, grand type un peu gauche à l’air parfois ahuri, voire abruti, mais les acteurs de HSS sont toujours très bons) fuit son pays et la police, qui le recherche pour avoir fumé un pétard (on ne rigole pas avec ça là-bas). Il débarque à Paris, parce qu’il est peintre et que la ville lumière lui semble être une destination logique. Là, se mêlant à la diaspora coréenne, il tombe amoureux d’une fille que personne n’aime, parce que rapiat, égoïste, et plagiaire à l’occasion. Mais sa femme, restée au pays, l’appelle tous les soirs.
Hong Sang-soo se trouve à faire son film parisien, comme avant lui plusieurs stars du cinéma asiatique d’auteur (Hou Hsiao-hsien et son Voyage du ballon rouge, Tsai Ming-liang et son Et là-bas quelle heure est-il ?, Nobuhiro Suwa et son Couple parfait…). De la capitale, il enregistre pas plus d’un ou deux plans touristiques, et se concentre davantage sur l’architecture commune de la ville. Des rues banales, une escapade à Deauville, des intérieurs, des restaurants coréens, des terrasses de bistrot. Et partout les personnages se cognent, avec cette envie butée de passer au sexe qui emporte tous les films de HSS, comme cette humeur typique, mélange de timidité et de brutalité. A cette cuisine désormais bien identifiée, qu’apporte le zoom ? Une relecture de l’espace bien sûr, par cette logique d’élection étrange qui amène notre regard en un point précis – à cette seule incertitude près que les zooms paraissent impromptus, comme décidés à la dernière seconde. Mais aussi, peut-être, une légèreté différente. Depuis le temps que HSS raconte plus ou moins les mêmes histoires, il s’est construit avec son spectateur une familiarité que le zoom (artifice de basse extraction, si l’on veut) vient redoubler. Impression d’être, d’une certaine manière, devant un feuilleton. Les dispositifs compliqués et virtuoses des débuts (La Vierge… et Le Cochon…, surtout) ont laissé place à une forme plus intermédiaire (tout est plus ou moins filmé en plan moyen), en surface. De film en film, Hong Sang-soo trace sa route, apportant de petites touches à son tableau. Suite du feuilleton le 20 août, donc, avec Woman on the beach.