Dans nos tentatives encyclopédistes de recenser et d’ordonner les gestes artistiques de la musique de l’époque, on a trouvé une petite dichotomie plutôt pratique : d’un côté, on mettra les disques sociophiles et couche-toi-là à écouter en société, pour épater ses amis en fin d’après-midi ou hocher la tête de concert en soirée (la vogue actuelle indiquera largement la pléthore de compilations highlife et afrobeat en provenance du Nigeria ou du Ghana ou quelque obscurité de novelty music jouée au moog) et de l’autre, ces disques infiniment égocentrés, sociopathes et antisexy qu’on n’apprécie nulle part ailleurs que dans la solitude et l’obscurité, parce que leurs atouts sont bien trop compliqués, nerd et hyperactifs pour se faire remarquer dans le brouahaha des conversations. L’amateur de sensations fortes, de robots et de SFX sait pourtant que c’est dans la densité et les toutes petites échelles que le coeur du Malin s’exprime en plein, et ça tombe bien pour lui, Ben Jacobs a.k.a. Max Tundra sort son troisième album.
Pour les nerds qui suivent, cet anglais court sur pattes mais aux mollets athlétique, réclame incarnée pour la norme MIDI et les harmonies compliquées, était sorti du bois IDM il y a six ans (six ans !) avec Mastered by guy at the exchange, grand disque d’electropop sociopathe et généreux sur lequel il faisait chantonner sa petite soeur le long d’un impossible mais très praticable axe autoroutier Prince / Terry Riley / Nintendo / Boo Radleys / Return To Forever. Sans faire de vagues jusqu’au grand public, le disque fit sa petite révolution dans quelques profondeurs amoureuses pour devenir un vrai petit étalon de musique globale et d’altruisme techniciste : pour faire court, Max Tundra élevait à une cadence démente le plus rigide des univers (celui des collectionneurs de boîtes à rythmes vintage et des vinyles de jazz électrique 70’s qui habitent dans Protools même au coeur de l’été) vers une grâce auteuriste fiévreuse, pour converser directement avec le coeur. Six ans plus tard, et juste après une angoissante reformation du Return To Forever version classic quartet (Chick Corea/Stanley Clarke/Lenny White/Al di Meola), notre workaholic autoproclamé a enfin mis la touche finale à Parallax error beheads you (pour l’explication de titre, c’est par-là) après plusieurs dizaines de mois à polir les silences, les roulements de beat box et les arpeggi. Et alors ? Eh bien c’est toujours aussi compliqué, un poil différent et toujours vraiment très grand.
Pour commencer, exit Becky la soeurette : Jacobs chante tout le temps, haut et fort, ce qui aide largement l’album à se ramasser en ensemble compact, poppy, comme un disque de chanteur folk qui poserait sous le tracklisting, guitare en bandoulière. Ensuite, ses matières sont bien plus concentrées : une envolée sampladélique à la Akufen mis à part (le crâneur et très viril Orphaned), c’est presque tout synthétique (les beats, surtout) et ça fleure encore plus le midi poucrave et les trompettes en plastique. Enfin, le disque se paume moins dans les références et dans l’histoire de la musique et si les cabrioles modales de Chick Corea ou John McLaughlin modifient toujours les histoires à chaque fin de mesure, les aléas du songwriting semble tout entiers contenus dans un coeur esthétique achevé et radieux qui ne regarde plus personne d’autre que Jacobs lui-même. Complètement étranger au pop-jeu hipster du moment (qui lui valent pourtant quelques amitiés précieuses, des Fiery Furnaces à Architecture In Helsinki), l’Anglais arrose ses obsessions d’engrais très puissant et consacre tout son savoir faire au déploiement magnanime de son imaginaire stupéfiant en mélodies fabuleuses et plutôt fastoches, à peine entravées de quelques blagues de garçon (un beat black metal par-ci, une envolée makina par-là) : ça fait mal de bout en bout, depuis les eaux remuantes de l’ouverture (Gun chimes) jusqu’au tour de force immense du grand final (Until we die), déchirante épopée prog amoureuse de presque dix minutes qui devrait décrocher la mâchoire à pas mal de musiciens du dimanche à la ronde… Faites donc tourner l’info à vos copains socialement inadaptés, qui n’aiment rien tant que goûter leurs musiques préférés dans l’intimité et l’obscurité – et pourquoi pas aux autres, à tous les autres tant qu’on y est : quelque chose de grand est bel et bien arrivé en 2008.