Les moments importants de la musique électronique surviennent toujours dans quelque pli cradingue, là où ne les attend surtout pas ; de surcroît, ils apparaissent souvent – pas toujours – comme les rejetés spontanés, mal dégrossis, à peine pensés en totalités, d’étonnants fabriquants mutants, si inspirés dans les formes inédites, ambiguës, pourtant indiscutablement pertinentes qu’ils accouchent qu’un véritable devenir-machine semble à l’œuvre dans leurs évolutions. La dernière fois qu’un type a ainsi illuminé la dance music de ses étranges formes verticales, zarbies jusqu’à la méfiance, c’était Rajko Muller : son Isolée avançait depuis les marges du groove, se nourrissant de résidus peu ragoûtants pour lancer en orbite des mobiles qui, s’ils claudiquaient par le milieu, étincelaient de fait de funk assommant et de délectations mélodiques adipeuses. On ne comprenait pas une seconde comment ça marchait (on ne comprend toujours pas, pour tout idre), Muller était le premier surpris des rangs immenses à la botte de son sens supérieur du groove en fougères, mais la dance music en sortait indiscutablement grandie.
Précisons alors tout net que la musique du canadien Colin de la Plante (sobriquet parfait si l’en est) ne puise pas dans des régions aussi reculées : ses grooves filent presque tous droit dans leurs habits minimal house, sur des tempi plutôt plus lents que le tout venant allemand, et ses textures délicieusement saturées d’information, agrégats de basses bondissantes et de boucles haute-densité filtrées enchaînées dans des écheveaux infinis, évoquent sans sourciller une sorte de Moodymann updaté et plutôt surexcité. Mais dès l’introduction, saumâtre et abrégée sans motif lisible, une arcane musicale, structurelle, cinétique, semble se mouvoir dans les grooves et les répétitions, véritables continuités cosmogoniques, imperturbables, souveraines, de la musique de the Mole. Et quand, à la quatrième plage enchaînée, après quelques modulations de synthé modulaire, apparaît une scie irradiée de toms synthétiques (Alice, you need him), l’étrangeté semble exploser comme un bubon dans la danse, enrobant chaque parcelle de groove, bassline, chuintement de cymbale et ou fragment de funk music d’une étrange glue électrique, qui bloque toutes les ascensions et toutes les ralentissements dans des culs-de-sac hypnotiques et salaces où rien ne se meut dans les oreilles, mais où semble se concentrer l’essence dernière de la house music.
Ce qui arrive dans cette indicible musique de danse très pure, vraisemblablement élaborée dans les effluves de l’instinct plus que dans les états d’âme de Protools, apparaît comme un précieux indicible. Qu’il parle house vaporeuse, minimal martiale, hydromel funk, disco loops ou spleen artificiel, The Mole n’emprunte jamais les chemins douteux, que ce soit ceux de l’ascétisme ou ceux de l’hédonisme grimaçant ; il évite toutes les diagonales reloues qui semblent être devenues les voies de fait de la techno qui fait semblant de chercher parce qu’elle a la voix enrouée. Dans une belle confusion d’intentions et de valeurs esthétiques, Colin de la Plante délivre une musique mystérieusement belle, inspirée plus que de raison, qui semble couler de ses machines comme une voix juste des tréfonds d’un corps. On appelle ça un don.