Des scènes d’action, filmées comme si le monde était un jeu vidéo, à un rythme tel qu’on ne voit rien, alternent avec des scènes sentimentales affligeantes de platitude : premier volet d’une série annoncée, Jumper est centré sur un héros artificiellement maintenu, grâce à un super-pouvoir, dans une adolescence indéfiniment prolongée. David Rice ( Hayden Christensen) a découvert qu’il peut se téléporter aux quatre coins de la planète. Sentimental, falot, minet, aussi innocent que niais, il rejoint la classe des ados qui vivent dans le loisir perpétuel. Les conflits n’y changent rien puisque, quand lutte il y a, elle ressemble à une partie de jeu vidéo. Faire du tourisme, préserver sa petite amie, préserver son identité de « Jumper » : Jumper se limite à l’errance planétaire de David Rice et à sa petite quête auto-centrée, niaise et défensive, du bonheur. Tout ce que je veux, c’est faire le tour du monde avec ma copine. Pour cela le statu quo entre conditions différentes, voire ennemies, doit être maintenu, et c’est possible puisque je ne veux faire de mal à personne. Le public ciblé, auquel le héros s’adresse en voix off : « le crétin de lycéen comme vous ».
Les producteurs annoncent que David Rice évoluera dans les épisodes suivants, et tous les jalons sont posés pour que le héros évolue (ponctuées d’un « I hate it » ou d’un « Je jumpe », les images des catastrophes et tragédies planétaires y sont, et n’attendent plus que lui). Pourtant Jumper vaut plus qu’il n’y paraît. Précisément parce que, dans cet épisode-ci, David Rice est aussi borné qu’inconsistant, et que le film reste au diapason de son héros. Des images des quatre coins du monde, des gadgets techniques, de l’action réduite à une course-poursuite primaire entre « Paladins » et « Jumpers » (dont l’opposition est elle-même primaire : c’est un donné non élaboré, une guerre qui dure depuis le fond des temps), se dégage une sensation de vide et de gratuité. Sensation que décuple la mélancolie de la figure centrale : David Rice subit sa condition de « Jumper » (il a toujours un temps de retard sur elle), et si les 4 Fantastiques, Spiderman ou la plupart des super-héros souffrent aussi de leur condition, celui-ci, à la différence des autres, est sans œuvre ni ambition. La perspective du loisir à perpétuité porte en elle toute la mélancolie de l’enfer. Mélancolie donc, ressentie au spectacle du vide, de l’errance, du tourisme planétaire et d’un ectoplasme sans-cause.
On a l’impression d’assister en direct à la crise d’un jeune Américain qui se réveillerait un matin avec la conscience qu’il a une cuillère en argent dans la bouche. Ayant hérité de sa condition de privilégié, il apparaît comme une victime de son destin : aussi désarmé pour défendre sa condition qu’il est attaché à elle. Il ne comprend pas pourquoi on l’attaque. Contre son gré, il combat pour « défendre son identité ». Il revendique d’être une « exception » à la malédiction qui pèse sur ses semblables. Ceux qui veulent l’exterminer s’en réfèrent à Dieu (« Seul Dieu doit avoir le pouvoir d’être partout », comme le lui rappelle le chef des Paladins : Samuel L. Jackson, les cheveux blancs plaqués, une sorte de morceau de moquette rase sur son crâne). L’extrême fin prend le risque de décevoir pour mieux enfoncer le clou avec une scène entre le héros et sa mère. Au terme de son initiation, sous la protection de Maman, David pourra continuer à être « différent », c’est à dire pacifique, égoïste, inconsistant, touriste. Revendication à vivre dans un monde de loisirs, où on ne fait pas de mal, où on n’a pas besoin de grandir ? Image d’une Amérique en état de siège, qui choisit en définitive de rester dans sa bulle ? L’adolescent aura donc, pour lutter contre les périls à venir, la bénédiction maternelle et son innocence de nanti.
Jumper est l’antithèse de Redacted, qui sort le même jour. Les images venues d’ailleurs et issues des technologies nouvelles ne sont pas, comme dans le film de Brian De Palma, rassemblées dans une grande dramaturgie, au service d’un réquisitoire magistral, clair et net. Elles font le jeu du vide, du désarroi, de la confusion, et il est difficile d’y distinguer ce qui est voulu de ce qui est fortuit, en matière de propagande, de réflexion, et de mélancolie. Ce qui, en définitive, rend Jumper intéressant.