Il aurait pu l’appeler « Histoire d’une enfance pas comme les autres ». C’est d’ailleurs Raymond Federman qui le précise de lui-même, mais il a préféré l’appeler Chut, ce dernier mot prononcé par sa mère avant que la porte du cagibi ne se referme, le laissant seul à survivre, caché, unique résidu d’une famille raflée en juillet 1942. Une histoire tragique, immensément émouvante avec ses voisins d’après-guerre qui, en invitant le narrateur à prendre la soupe, oublient qu’ils ont dressé la table avec de l’argenterie volée lors du pillage de l’appartement familial. De ce genre d’histoires dont on entend trop parler, que l’on soit du côté du trauma ou de la mauvaise conscience. Des choses qui ne passent pas, ou qui passent trop, des choses passées. Des histoires d’enfances, assurément drôles aussi et légères, gageure de Federman de ceux qui ne tombent jamais dans un pathos attendu. Flash-back avant drame : la branlette dans les toilettes, le seau hygiénique, le père artiste et tubard, la mère qui pleure toutes les larmes de son corps, l’éclair au chocolat d’anniversaire, l’épreuve du qui pissera le plus haut… Un ton et un style qui sourient des yeux, de ces mélanges de poésie, de prose, d’über-narrateur, autofiction surfictionnelle, se regardant écrire et commentant les petits tracas quotidiens du téléphone qui sonne au mauvais moment. Un style et une écriture totalement indéterminables, non localisables, tel le juif archétypique, l’apatride, celui qui ne tient pas en place et qui menace, celui qui est partout et nulle part, celui qui est en trop, l’homme à abattre.
Il aurait pu l’appeler aussi « L’histoire du juif qui rigole encore et qui t’emmerde », la preuve de sa supériorité indépassable : cette simple survie due à un cagibi noir et à une peur d’enfant surmontée. Sans devoir aucun, pas même celui qui clôturerait le cycle d’Amer eldorado ou de The Voice in the closet : « Moi qui suis totalement amoral, totalement perdu dans ma tête, moi qui aurais dû changer de temps il y a bien longtemps, comment puis-je être responsable envers ce que j’écris ? D’ailleurs l’écriture responsable est toujours fausse, parce que la responsabilité est un mensonge On se dit responsable, mais en fait on prétend l’être. Ceux qui ont exterminé ma famille se disaient responsables de débarrasser l’humanité de cette vermine. C’est comme ça que ces responsables appelaient les juifs. Vermine ». Et ça se lit : Federman se fout pas mal du devoir, comme de ces passages qui ne plaisent pas et qu’on peut éviter, telle est la technique du saute-mouton. Aucune autre leçon dans Chut ou sinon une à la fois vaine et séminale qui consisterait à dépelotonner en mots le silence de celle qui, en refermant la porte derrière-elle, lui sauva la vie : « Mais cette masse de mots que j’ai laissée derrière moi, en français, en anglais, en charabia, c’est justement sa récompense. J’ai écrit tout cela pour elle. Pour décoder le grand silence que m’a mère m’avait imposé avec son Chut, comme on impose une taxe ». Même pas mort.