Même certains épisodes de la Deuxième Guerre mondiale restent méconnus. C’est le cas de l’« Opération Bernhardt », dont on regrette qu’il n’ait pas été relaté plus tôt au cinéma : en d’autres temps, avec d’autres moeurs ; c’est-à-dire avec d’autres moeurs cinématographiques.
Entre 1942 et 1945, dans le plus grand secret, cent quarante Juifs, parqués dans une « cage dorée » au milieu du camp de Sachsenhausen, furent forcés de falsifier la monnaie « ennemie ». Les nazis voulaient déstabiliser les économies britannique et américaine. En 45, les alliés ne souhaitèrent pas faire de publicité aux dizaines de millions de fausses Livres Sterling encore en circulation. L’épisode resta donc méconnu après-guerre, bien qu’Adolf Burger, un survivant, en publia le récit dans les années soixante sous le titre L’Atelier du diable. Viennois, scénariste, réalisateur, Ruzowitzky en a tiré un film. Mais voilà : il a « fait cinéma ». Il a éludé, ou craint, la théâtralisation (économie, stylisation, dramaturgie) d’un matériau qui s’y prêtait.
L’unité de lieu, la gamme des personnages auraient pu intensifier l’acuité des dilemmes vécus par des « condamnés choyés » – survie et collaboration, au nom de quel héroïsme, au prix de quel néant, en vertu de quelle (mauvaise) conscience ; courage du quotidien, de la sauvegarde du groupe, de l’entraide ; courage des idées sous peine de mort ou de dislocation individuelle ou collective. Par stricte fidélité à l’épisode, le décor du bloc – (cette « cage dorée » où sont parqués les faussaires juifs) – présente toutes les qualités d’une économie possible : décor de baraquement, dont les draps sont immaculés ; décor d’atelier, duquel il n’est pas d’issue possible, sinon le ciel au-delà des barbelés, depuis l’allée fermée ; décor de scène en somme, où l’horreur concentrationnaire est perceptible, mais off, dans le champ sonore. Ce décor aurait pu être aussi net qu’une idée si la mise en scène n’avait pas été aussi brouillonne. De même ailleurs, le paradoxe de ces survivants qui sont à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du camp. Un exemple : l’épisode de la douche obligatoire. Comme les faussaires juifs sont presque tous passés par les camps d’extermination, ils ont un pressentiment terrible : est-ce que ce sera de l’eau, est-ce que ce sera du gaz qui sortira du pommeau ? Les possibilités – d’aiguiser le matériau historique brut pour en tirer une force d’abstraction – étaient si nombreuses qu’il aurait suffi d’un bon réalisateur pour faire ne serait-ce qu’un bon film. Ruzowitsky aligne, lui, une suite ininterrompue d’effets de manche, mélange de fluidité et de ruptures surfaites (cf. les raccords sonores et visuels : boum ! boum !). Avec sa laideur sans couleurs, Les Faussaires est un film mal dramatisé pour une émotion de façade.
Et puis : quelle est cette manie (plutôt répandue) de « complexifier » les personnages, qui aboutit ici à une mauvaise abstraction, celle de l’équivalence et de la généralité immédiates (« tous à la même enseigne ») ? Quelques explications. Adolf Burger (August Diehl), le seul personnage politiquement engagé, devient à la fin un héros : le saboteur résistant qui a agi selon ses idéaux. Mais c’est le héros d’une autre vie, hors camp. Le vrai héros du film, c’est Sorowitsch (Karl Markovics), le roi des faussaires : professionnel opportuniste et stimulé par le défi technique, il défend (pourtant) la cohésion du groupe contre les mouchards, qu’il sacrifie (cependant) pour sauver la vie de son jeune ami artiste. Complexité d’un personnage ni blanc-ni noir, mais encore aurait-il fallu en aviver les contradictions, plutôt que les normaliser. Ruzowitzky s’emploie à n’avoir ni vrai gentil ni vrai méchant, à « complexifier » pour écrêter les aspérités et brouiller les antagonismes entre les personnages. Les rapports humains finissent pas plonger dans un magma relativiste. Quand le nazi Herzog (David Striesow) explique à Sorowitsch que lui aussi n’a fait que son travail, la mise en scène acquiesce. On devrait être horrifié comme furent horrifiés Hannah Arendt et ceux qui en 1961 découvrirent, dans les justifications d’Eichmann, ce qu’était être nazi. On est juste engourdi par la grosse ficelle de l’écrêtement général et du plus petit dénominateur commun. Zone grise.
Regret : que l’épisode n’ait pas été filmé par un cinéaste hollywoodien comme Preminger (pour sa dialectique) ou Lang (pour son sens de la culpabilité), ou par un cinéaste plus abstrait, plus didactique, comme le Marcel Hanoun de L’Authentique procès de Carl-Emmanuel Jung (1966). Autres temps, autres mœurs. Où les cinéastes savaient aiguiser, où les films étaient tranchants. Ruzowitsky n’a ni aiguisé ni tranché. Il ne suffit pas d’avoir une matière passionnante pour faire un bon film.