De simples mortels s’ouvre sur la présentation d’une maison d’un quartier de Gaborone, Botswana, une « maison de type III construite par le gouvernement à destination de la haute fonction publique et des expatriés importants », identique à toutes ses voisines mais « pour l’Afrique, somptueuse » : un rectangle de parpaings au mobilier « lourd et criard », au terrain « de sable rouge et nu », au jardin « clos de murs », parfaite illustration du sens premier du mot « Paradis », la « première chose qu’apprend quiconque s’attelle à la lecture de Milton ». Cette ouverture incarne l’ensemble du second romand de Norman Rush. Le sens de la méticulosité, qui sera l’une des principales caractéristiques du texte, débute ici, et avec lui, le sentiment d’un désaccord, d’une désunion, l’ennui, une certaine perception de l’Afrique, Milton, la singularité de l’expatrié, autant de thèmes que De simples mortels combine ensuite à l’envi sur fond d’histoire d’amour et d’adultère.
Ray, américain en Afrique, est officiellement professeur de littérature anglaise (expert de Milton) et officieusement agent de la CIA. Nous sommes en 1992. Si la Guerre Froide est terminée, on ne peut pour autant parler de stabilité en Afrique ; le Botswana, dirigé par un régime aux caractéristiques passées sous silences, doit conjuguer avec de tumultueux voisins : l’Afrique du Sud, le Zimbabwe. Dans la première partie du texte, cet arrière-plan politique est plus ou moins passé sous silence ; ce qui intéresse Rush, c’est d’abord le mariage de Ray et Iris et sa relecture, imposée par la vie en Afrique, avec ses contraintes, ses handicaps, son dépaysement. A Gaborone, le couple, marié depuis 17 ans, compte parmi les membres honorables de la communauté américaine. Mais tandis que Ray, personnage hautement ennuyeux, ultra-narcissique, pédant, se complait dans son jeu d’agent à écrire des notices pointilleuses sur des individus dont on ne connaît pas la dangerosité, Iris, sa sublime et perfectissime épouse, de dix ans sa cadette, s’ennuie sous le soleil. Au point d’entretenir des correspondances secrètes avec sa sœur (mouton noir de la famille) et avec le frère de Ray, Rex, qu’elle n’a jamais rencontré et que son mari déteste (ses lettres, délicatement cyniques et subversives, offrent certains des très bons passages du roman). Au point de sombrer dans une vague dépression et d’aller en cachette consulter un médecin local, le docteur Davis Morel, africain élevé aux Etats-Unis. Et finalement au point, bien sûr, de tromper son époux, tendre et aimant. Ce qui signe le début de la fin.
Dès les premières pages, Ray, éternel amoureux transi, soupçonne la tromperie de sa femme. Ce qui ne l’empêche à aucun moment de faire son éloge, sur tous les tons, de détailler son inaccessible perfection, sa superbe inégalable. Iris, transformée en parangon de beauté, d’intelligence, est difficile à imaginer, d’autant plus que ce qui se lit entre les lignes, dans la vie quotidienne du couple, ne rejoint jamais vraiment le portrait livré par son mari. Peut-être parce que l’amour sans réserve de Ray est mâtiné de jalousie, donc de culpabilité, d’envie et de souffrance. Sa vie toute entière tourne autour de sa femme ; elle, qui aime son mari le lettré mais déteste l’agent de la CIA, rêve d’un retour aux Etats-Unis, d’une maternité tardive. Le mariage de ces deux là a quelque chose d’étonnamment surfait ; malgré (ou grâce) aux indéniables talents d’écriture de Norman Rush, on peine à imaginer Iris et Ray mariés depuis 17 ans, quand on écoute leurs conversations quotidiennes. Surtout, à se torturer aux côtés de Ray, obsédé du moindre rien, la question se pose de savoir comment leur couple a pu tenir aussi longtemps malgré un tel ennui. La première partie du roman, qui les présente, inscrit leurs personnalités et dépeint leur entourage, dispose indéniablement d’une certaine force.
Mais très vite, le récit à la fois s’emballe et s’embourbe. Ray l’espion focalise sa hargne sur le docteur Morel, malgré une opposition systématique de son supérieur hiérarchique, l’obèse antisémite Chester Boyle, responsable de certaines « bavures » au Guatemala. Ce dernier décide un jour de l’envoyer en mission dans le nord du Pays, en plein désert du Kalahari, où un utopiste révolutionnaire cherche à développer des communautés agraires et où règne le chaos. Ray se transforme alors en homme d’action. Difficile à croire : l’idée peut même paraître franchement comique. Toute cette seconde partie du texte raconte l’expédition dans le bush, la capture de Ray, son emprisonnement… et l’arrivée au milieu de tout cela du bon docteur Morel, envoyé par Iris à sa recherche, qui avouera la faute adultérine et rentrera finalement (après un certain nombre de rebondissements) aux côté du mari bafoué. On frise l’absurde et l’histoire d’espionnage, le thriller politique, vire à la méditation sur l’humaine condition. Dans une envolée lyrique, Ray atteint la rédemption et décide de quitter dans le même temps sa femme, l’Agence, et le monde tel qu’il l’a toujours connu.
Norman Rush connaît bien le Botswana ; il y a vécu entre 1978 et 1983. Ses trois livres (un recueil de nouvelles, Les Blancs, un premier roman, Accouplement, publié l’an dernier en France, National Book Award en 1991, et De simples mortels aujourd’hui) s’y déroulent. Peut-être De simples mortels est-il son roman de trop sur le sujet. Rush réussit ici l’exploit de raconter une foule de chose, de manière interminable. Il écrit comme deux romans en un. Comme s’il avait voulu faire tenir dans un même texte trop de choses : avenir de l’Afrique, sida, services secrets, enjeux ethniques, politiques ou humanitaires. Comme une compilation d’expériences vécues parmi lesquelles il n’aurait pas su (pas voulu ?) faire un choix. A l’arrivée, rien ne se détache clairement de la masse, et si les dernières pages se recentrent sur l’histoire de départ (celle du couple), après plus de 800 pages, il est bien tard pour raccrocher le lecteur.