L’Homme qui marche s’inspire du destin marginal d’un écrivain d’origine russe, Vladimir Slepian, qui n’a publié qu’un texte, chez Minuit en 1974, Fils de chien. Le texte en question, le trajet mystérieux de l’écrivain et sa soudaine disparition, il y a là en effet de quoi susciter la curiosité et l’enthousiasme. Viktor Atemian émigré russe à Paris dans les années 70 mène une vie secrète, croise le chemin d’un photographe et de sa femme, devient leur ami, passe par une certaine notoriété littéraire, traduit et enseigne le russe pour vivre puis, sans cesser d’écrire, tombe dans l’oubli et la misère.
Interprété par César Sarachu, à l’élégance inquiétante, Viktor est un personnage nourri à l’imaginaire de l’Est : maintien très raide, peu engageant et grincheux, panoplie éternelle (costume, manteau, chapeau) et statut incertain de vagabond kafkaïen. Le physique et l’accent de l’acteur endossent parfaitement cette étrangeté. La mise en scène, dans des cadrages surprenants ou encore dans la très réussie scène de lecture (dans une pièce d’une blancheur aveuglante) parvient à étendre la bizarrerie qui émane de son personnage.
Autour, le temps qui passe d’une génération à une autre, du Paris des années 70 aux années 90, ne parvient pas vraiment à prendre corps, peut-être trop jalonné par des signes-repères. Le film ralentit et s’affaiblit lorsqu’il s’agit de faire époque. En revanche, l’errance de l’écrivain dans la ville, son passage sans attache d’un lieu et d’un milieu à un autre produisent une réelle déterritorialisation. Le décalage de cette figure incongrue et hétérogène avec l’espace-temps qui l’entoure devient frappante à la fin du film lorsque Viktor épuisé sort dans une ville devenue soudain très bruyante et surpeuplée. L’inactualité du personnage et son désarroi prennent alors une réelle ampleur qui culmine au dernier plan. C’est dans ses décrochages et son sens tragique de l’absurde que le film l’emporte, et fait oublier certains épisodes facultatifs. Souhaitons un long chemin à L’Homme qui marche.