Voici quelques mois, on découvrait l’étrange projet réalisé en solo par le guitariste américain Richard Leo Johnson autour de « Vernon McAlistair », nom d’un inconnu gravé à l’intérieur d’une guitare « National Duolian », un vieux modèle rustique en métal des années 1930, très répandu à l’époque, qu’il avait chiné dans on ne sait trop quelle brocante. Puisqu’il n’avait aucune idée de qui pouvait bien être ce Vernon McAlistair, il avait décidé de lui inventer une histoire : en était né l’étonnante Legend of Vernon McAlistair, un album à mi-chemin entre le folk jazzeux et la musique expérimentale bruitiste, où le guitariste tirait tous les sons qu’il pouvait de son instrument, quitte à lui infliger des traitements qu’on préfère ne pas se représenter. Who knew Charlie Shoe est en quelque sorte la continuation de ce travail musical et poétique de Johnson (travail qui s’est diffusé en toute une petite galaxie, avec plusieurs sites internet très bien conçus) autour de cette « légende » McAlistair : le personnage (imaginaire ? réel ? les deux ?) de Shoe est (serait) un guitariste autodidacte issu de l’Arkansas qui a (aurait) fait le gig avec Vernon, son compère « Junk Fish », incarné sur le disque par le percussionniste Gregg Bendian (leader du Mahavishnu Project), étant quant à lui un batteur vedette des années 1970, rangé des voitures et installé à Marked Tree, Arkansas, où il a (aurait) donc rencontré Charlie. On ne vous en dit pas plus sur la petite histoire vraie / fausse de ce couple intrigant : des tartines de texte sur le sujet sont disponibles sur le site web de Charlie, par ici. Venons-en à la seule chose dont on soit sûr, c’est-à-dire le disque : Who knew Charlie Shoe, dans la droite ligne de The Legend of Vernon McAlistair, est une sorte de recueil minimaliste et inclassable au carrefour du folk, de blues, de l’expérimental et du jazz, enregistré avec un matériel dérisoire et composé sur des instruments de fortune, achetés pour certains (les guitares) sur eBay.
Les 21 pistes sont comme autant de comptines envoûtantes, hypnotiques par le jeu atmosphérique et invraisemblable de Johnson, dynamiques par les percussions enfantines et primaires de Bendian (dont on se demande souvent sur quoi il tape, et avec quoi : une table avec ses doigts ? du carton avec ses pieds ? un washboard avec des petites cuillers ? du verre avec une baguette ?). D’un point de vue technique, c’est une curiosité (aux guitaristes pratiquants de nous dire si c’est bien, aussi, le petit moment de virtuosité que l’on devine) ; d’un point de vue musical, c’est une aventure inédite et passionnante, qui rappelle aussi bien les grands noms de la guitare pour la liberté du jeu (Frith, Towner), les aventures folk japonisantes d’un Gary Lucas (The Edge of heaven) et, plus lointainement, les petits chefs-d’œuvre minimalistes, décalés et désaccordés de Comelade, Bastien, Berrocal et Liebezeit dans les années 1970 (The Oblique sessions). Bref : le pouvoir de séduction de ce Charlie Shoe égale celui de Vernon McAlistair, ce qui n’est pas peu dire, pouvoir d’autant plus intense qu’est intrigant l’univers poétique créé par le guitariste autour de ses héros de fiction musicale. Lunaire et envoûtant.