Et si les ressorts fondamentaux de l’oeuvre de Buzzati convergeaient dans un ultime ouvrage ? Réalisé avant sa mort, il resterait cependant méconnu, probablement méprisé pour son langage de textes et de dessins mêlés. Voilà le sentiment qui s’imprime à la lecture d’Orfi aux enfers. Sinon, comment expliquer le silence qui entoure l’entreprise ? Certes curieuse, elle rassemble pourtant les peurs qui habitent depuis toujours l’auteur du Désert des tartares. La complexité des rapports à la vie, à la mort, cette relation kafkaïenne à la modernité et à son absurdité, la dimension existentialiste sartrienne du héros… tous ces composants connus résonnent à l’unisson dans cette relecture d’Orphée.
De même, le traitement symbolique, parfois fantastique, si cher à l’auteur, façonne cet illustré comme il façonnait déjà son écriture littéraire. Evidement, le mythe est transposé, enraciné même, dans l’Italie intellectuelle et esthétique des années 70. Orfi, perdu dans le dédale d’un monde qu’il ne comprend pas, se rebelle en chantant. Il fredonne l’éloge de la vie à ceux qui ne croient plus en rien, et dévale les enfers à la poursuite d’un amour évanoui. Une allégorie, du résistant ancrée dans son temps, de celui qui n’a à offrir au désenchantement de la modernité que l’alternative de la poésie, du chant et de l’amour.
Si les amateurs de Buzzati doivent impérativement découvrir cette curiosité, ceux intéressés par le médium bande dessinée pourraient en faire de même. Rares sont les livres, surtout en ce moment, qui puisent autant leur force dans un équilibre de singularité et de cohérence ; c’est le cas d’Orfi. Moins artificiel que les exercices purement formels qui font le régal de beaucoup d’auteurs modernes, Buzzati navigue entre poésie et 9e art avec une pertinence indéniable. Il s’arroge un langage comme on empoigne un objet pour le tordre, le nourrit de ses fantasmes et de sa passion pour l’art contemporain. Au final, son Orfi brave la désespérance tel que nul autre ne saurait le faire, ce qui n’est pas le dernier des miracles de la part d’un héros de mythe repris maintes et maintes fois.