On ne présente plus Nicolas Copernic, l’homme qui mit fin à l’idée que notre Terre était au centre du monde. Ce que l’on sait moins, c’est qu’à sa mort en 1543, sa grande œuvre, De Revolutionibus, fut publiée avec une introduction récusant en bonne et due forme sa thèse centrale, thèse selon laquelle la Terre tourne autour du Soleil. L’auteur de cette préface, Andreas Osiander, aurait, selon la légende, cherché à éviter le scandale. Ou à permettre au livre « de se frayer un chemin dans le monde », rectifie William T. Vollmann… Quoiqu’il en soit, dès sa parution, Les Révolutions des sphères célestes fut enterré aussi vite que son auteur, faisant de cette œuvre majeure un livre mort-né. Les Révolutions avaient subi la pression de forces rétrogrades prêtes à tout pour juguler les avancées de la science, puisque la découverte de Copernic projetait l’être humain dans une solitude infinie, celle d’un monde où la Terre n’est plus centre de l’Univers. Voilà les raisons qui, sans doute, ont poussé Vollmann à écrire ce livre sur une révolution scientifique arrivée trop tôt. Vollmann est un autodidacte de la science des astres mais Décentrer la Terre, au final, est moins un traité d’astronomie qu’une réflexion profonde sur l’Homme et sa relation à la nature.
Comme Vollmann le rappelle, Copernic s’est rapidement heurté, pendant la rédaction de son ouvrage, à la hiérarchie catholique (à laquelle il n’a cependant jamais cessé d’appartenir). Ajoutons à cela le fait que les commentateurs des Révolutions sont à peu près unanimes pour le considérer comme « le plus ennuyeux et le plus illisible des livres célèbres », et il devient facile de concevoir qu’il ait fallu plusieurs siècles à l’ouvrage pour s’imposer comme un recueil d’intuitions fondamentales sur le fonctionnement de l’Univers. « J’imagine qu’il désirait sincèrement résoudre tous les problèmes célestes, écrit Vollmann, afin de sauver les apparences et même de les expliquer. Je le vois comme l’un d’entre nous, un homme qui vivait sur Terre et qui n’y reviendrait plus, un homme dont les rêves étaient plus vastes que ce qu’il pouvait accomplir, un homme perdu, enchanté par quelque chose qui le dépassait ».
Les Révolutions est, de l’avis même de Vollmann, effectivement illisible. Décentrer la Terre, ouvrage modeste dans le parcours de l’écrivain (320 pages), l’est beaucoup moins. Elégamment traduit par Bernard Hœpffner, il est pour une moitié l’exégèse d’un livre majeur, pour l’autre l’analyse intuitive et lucide de « l’un d’entre nous », un homme en avance sur son époque, en plein déni d’elle-même. Car jusqu’aux Révolutions, et longtemps après elles encore, les croyances étaient foncièrement géocentriques et s’appuyaient sur ce que Vollmann appelle le « consensus ptolémaïque » : la Terre, comme l’affirmait Ptolémée (et tous ses successeurs depuis l’Antiquité), était au centre de tout. Vollmann n’est pas le premier à expliquer pourquoi la théorie de Copernic, qui « décentre la Terre et la fait tourner autour du Soleil », fut le plus puissant coup de tonnerre que l’humanité ait eu à subir collectivement, et le cauchemar des bigots. Il lui arrive aussi de ne pas prendre les chemins les plus simples pour nous l’expliquer. Tout scrupuleux qu’il soit (son ouvrage contient un sérieux appareil de notes, des diagrammes, une chronologie et un lexique de termes difficiles), il est en effet contaminé, par endroits, par l’hermétisme des Révolutions. Lorsqu’il aborde la question des positions astrales, il fait d’ailleurs aveu d’impuissance : « J’aurais dû être capable de vous rendre réelle la construction des astrolabes et des parallacticons puis d’expliquer le fonctionnement des tables de Copernic. Malheureusement, chaque fois que j’ai tenté de le faire, j’avais besoin de deux fois plus de mots que Copernic lui-même ».
Malgré ces défauts, Décentrer la Terre reste un livre dont on sort transformé. Comme l’écrit l’auteur dans ce qui devient le leitmotiv de son livre : « L’intellect frémit ». Une nouvelle fois donc, Vollmann démontre que sa quête effrénée de beauté ne fait qu’un avec son oeuvre. « Je m’intéresse la recherche du beau et du vrai tels que mon regard les perçois », nous confiait-il en 2004 (lire notre entretien). Ce livre prouve, s’il en était besoin, qu’il cherche encore – par nécessité sans doute ou, comme il le dit de la science des astres, par besoin de pénétrer « dans un royaume de liberté à ciel ouvert où les murailles de l’erreur, pourtant, nous entourent toujours ».