C’est une histoire prise en étau entre deux écrans. Le premier est celui du cinéma sur lequel défile, dès la première case, le film réalisé par une amie du héros. On y parle de filiation et d’immigration, d’incommunicabilité et d’espoir, de prédiction et d’amour. Le second écran, clôturant l’histoire, est un hublot d’avion dans lequel disparaissent progressivement les nuages, laissant peu à peu place à un ciel opalin, désespérément vide. Le héros rentre alors dans sa ville natale, seul. Cette manière d’entrer puis de sortir de la vie des personnages serait anodine si elle n’était pas la marque de fabrique d’Adrian Tomine. A savoir enfermer ses intrigues entre deux parenthèses d’un présent dans lequel les héros refusent de s’ancrer, leurs regards constamment hors champ, écartelé entre un avenir fantasmatique et un passé blessant dont ils peinent à se relever. Entre ces deux écrans, deux frontières, un monde d’insatisfaction éternelle où cultiver son désarroi, et surtout son ingratitude. Car l’homme obnubilé par ces autres temps qu’il imagine meilleurs ne prend jamais conscience que le présent l’a en fait bien gâté, qu’il n’y aura probablement jamais rien de mieux que cette réalité là, pour peu qu’il fasse l’effort de s’y intéresser. Mais cette situation évolue avec Loin d’être parfait. Son nouveau livre tranche en effet, à plein d’égards, avec les précédents épisodes d’Optic nerve (revue que Tomine produit depuis ses débuts en accumulant les nouvelles sur le thème du mal-être). Bien que publié en son sein, ce nouvel opus se place en porte-à-faux en inaugurant le récit long, en assujettissant pour la première fois la complexité psychologique des protagonistes à des problématiques sociologiques qui les dépassent et, surtout, en inversant leurs rapport à ce sacro-saint présent. D’une prison étouffante depuis laquelle tous rêvaient de s’échapper, le présent prend ici la forme d’une forteresse curieusement confortable que ce nouveau héros ne veut pour rien au monde abandonner. Quitte à rester seul.
Ben Tanka, en l’occurrence, est un trentenaire désenchanté d’origine japonaise, insatisfait de son couple, vaguement misanthrope et en perpétuelle situation d’insécurité sexuelle. Sa relation sentimentale avec Miko Hayashi se désagrège un peu plus chaque jour, notamment depuis que cette dernière s’est trouvée une conscience politique et que lui en reste totalement dépourvu. Lorsque le récit commence, elle est investie dans un petit festival de cinéma indépendant qui a pour thème l’expatriation, le métissage et l’identité culturelle, ce qui a le don d’agacer son asiatique et cinéphile de compagnon, plutôt porté sur la vision compulsive de classiques hollywoodiens, de préférence seul dans son salon le soir. Les points de divergence des premières pages ne laissent que peu l’espoir sur l’avenir de leur couple. Or, si tous deux ne pourraient être qu’une énième variation des relations conflictuelles à la Adrian Tomine, ce récit bien plus long que de coutume va permettre de creuser leur désarroi en profondeur, notamment, chose nouvelle, en le faisant entrer en résonance avec une galerie de personnages. Au nombre de ces tierces protagonistes, il y a Kim, copine de toujours d’origine coréenne, lesbienne, proche de la rupture avec sa famille, Autumn, jeune punkette et artiste en rébellion, et enfin, Sasha, divine blonde, torturée et bisexuelle (et non frigide comme la version française l’a malencontreusement traduit). Tous, à leur manière, sont des êtres clivés, entre deux élans, deux forces contraires, ce que sous-entend très intelligemment la couverture du livre en ne présentant au lecteur qu’une moitié de leur profil. Incomplets, ils se renvoient perpétuellement des reflets du même vide incarné sous différentes formes, prennent peu à peu conscience du besoin d’évoluer, d’aller chercher ailleurs cette autre partie de soi qui manque cruellement. SaufBen Tanaka, qui endure et résiste, contre vents et marées, à toutes tentatives de changements, se lovant dans un présent destructeur.
Subordination du psychologique au sociologique, parasitage des relations amoureuses à cause du politique, sujétion du romanesque à l’anthropologique… Sous le coup de ces multiples dilutions, Tomine aurait pu perdre l’originalité de sa peinture humaine, toujours fataliste, mais de coutume détachée des influences extérieures, tant des causes que des conséquences, ce qui avait tendance à faire de ses personnages des îles inaccessibles totalement responsables de leur déchéance. De même, en allant questionner l’idée des stéréotypes sociétaux, leur emprise sur nos constructions, identitaires et notre insatisfaction, Tomine amplifiait le risque de sombrer, dans la caricature du malheur tant défendu par la culture américaine, à savoir que nous sommes les innocentes victimes de standards de réussite, auxquels nous avons du mal à nous conformer, qu’ils soient professionnels, sexuels, sportifs… Heureusement, le flirt idéologique était feint pour mieux invalider la théorie. Tomine incorpore les paramètres sociaux, les malaxe dans une immenses maelström des causes du désespoir mais, in fine, les écarte d’un revers de la main. L’environnement est turbulent et n’aide guère à se défaire de ses problèmes. Mais seul l’être est coupable quant il s’agit de faire le bilan des étapes qui mènent à l’échec. Dès lors, Loin d’être parfait marque temporairement l’acmé de son oeuvre. La précision de son naturalisme, le délicat paradoxe d’une mise en accusation frontale qui ne prend jamais l’ascendant sur l’empathie que lecteurs et auteur ressentent pour ces personnages, trouvent une profondeur nouvelle. Jamais un de ses personnage n’aura paru plus fautif et pourtant émouvant. Le poids de ses silences douloureux, la fatigue de ses gestes quotidiens si pénibles à contempler.L’épure du dessin, poussé ici à son paroxysme, nettoyé de ces multiples effets graphiques qui ne lui ont jamais rien apporté, concourt à focaliser l’attention sur le vide de cette figure centrale. Un vide qui, récit court ou long, reste encadré par deux parenthèses qui ne séparent de rien. Le présent, comme le malheur, sont toujours perpétuels chez Tomine.