Encore tout barbouillés du Strawberry Jam (avec de vrais morceaux dedans) d’Animal Collective, les joyeux freaks de Paw Tracks nous régalent de nouvelles confiseries artisanales dont le secret de fabrication reste bien gardé : pièce montée de tropicalia métropolitaine, beignet de pop tribale fourré au noise vanillé, techno des îles et son coulis de psylos, clafoutis psychédélique sauce Tombouctou… Rien que du frais, du goûtu, de l’inédit, et par dessus tout, une poésie et une gaieté communicatives.
En début d’année, nous nous étions jetés la tête la première dans l’album de Panda Bear, qui nous arrive seulement maintenant en France. Parti se ressourcer à Lisbonne, Noah Lennox (dans le civil) s’est visiblement acclimaté à la dolce vita portugaise mais ne se contente pas de somnoler sur sa branche. D’humeur visiblement radieuse (faire un chiard, ça vous change un homme), l’ours Panda a délaissé les arpéges folk pour creuser un sillon inédit entre un habillage sonore exclusivement électronique et des strates d’harmonies vocales chatoyantes – ne le répétez pas à Brian Wilson, il risquerait de commettre l’irréparable tant son influence est ici prégnante. Habilement construits sur un principe de répétition d’une boucle jusqu’à l’hypnose, ces mantras pop se déploient avec une ferveur extatique tenant à la fois du gospel et du rituel animiste, convergeant vers une ode à la vie lumineuse. Avec ses douze minutes quarante de magie pure, Good girl / Carrots en est la pièce maîtresse : sample de tablas tournoyant, bleeps hérités de la techno minimale, bruissement lancinant du ressac maritime et chants réverbérés qui s’entrelacent sur une sorte de tektonic polynésienne basculant au beau milieu dans une pop hallucinée, comme une session de Pet sounds enregistrée par un Joe Meek sous champis. Entre la gigue hypnotique et le bain d’éther, il y a le soleil, les oiseaux et la mer. Et quelques molécules chimiques aux vertus euphorisantes. Disque de l’année ? Pas loin. Même Daft Punk en serait jaloux.
Sorti peu de temps après, la jolie collection de chansons déraillantes d’Avey Tare en duo avec son épouse Kria Brekkan (alias Kristín Anna Valtýsdóttir, la chanteuse neurasthénique de Mùm) réserve une surprise : une fois enregistrés, tous les morceaux ont été remontés à l’envers – une idée qui leur est venue à la vision d’Inland empire de David Lynch. On discerne ça et là une comptine folk, une sérénade pop exotique, un instrumental ambient… Les voix cartoonesques se délitent, comme si un couple de nains chantait sous hélium avec du sable dans la bouche, les guitares deviennent pâteuses et vibrionnent comme des Harpsichords, les pianos sonnent comme des boîtes à musique déglinguées. S’il donne à l’ensemble une tonalité psychédélique complètement barrée, l’effet sonore des bandes inversées atteint cependant ses limites au bout de deux ou trois morceaux. Passé l’effet d’étonnement initial, on finit par décrocher, moyennement convaincu du bien fondé d’un tel concept. A vous de voir si vous êtes suffisamment pervers, ou tout simplement curieux, pour l’écouter à l’envers (donc à l’endroit, vous suivez ?).
En fin de contrat sur DFA, les géniaux bricolos arty de Black Dice ont eux aussi trouvé refuge chez Paw Tracks. Entre amis, autant se serrer les coudes. Ecouter un nouveau disque de Black Dice procure toujours une forme d’émerveillement, tant le groupe est imprévisible et parvient à se réinventer à chaque album, affinant de plus en plus son approche urbaine, psychédélique et pop-art de ce qu’on pourrait qualifier de folklore futuriste. Finies les torpilles chaotiques sans queue ni tête, Black Dice est entré, si l’on veut, dans l’âge de la maturité et prolonge sur ce Load blown (contrepèterie ?), le virage résolument électronique entamé sur les précédents enregistrements. Si l’on à peine à identifier le moindre instrument, certaines textures reviennent en revanche comme des leitmotivs, notamment ce fameux rythme tribal syncopé sur laquelle dérapent des sons disloqués à coup de reverb et de ring modulator. C’est un peu comme si le groupe utilisait toutes les chutes de studio, les accidents et les parasites involontaires pour les recycler et en constituer la matière première de leurs morceaux. Zouk post-indus ? Alien punk ? Techno dyslexique ? Acid no wave ? Hardcore new age ? Afrobeat noise ? Assurément primitif moderne en tous les cas, habité par la même fougue mystique que les Boredoms et bariolé comme un patchwork pyramidal de monochromes fluos peints par une famille de Barbapapa cannibales. Plus que jamais, les réminiscences de musique ethnique rentrent en collision avec les abstractions electro-psychédéliques, culbuto de fréquences bégayantes et oscillations répétitives (Roll up, Gore, Drool, Manoman). Une musique incantatoire, expérimentale et ludique, sur laquelle il n’est pas interdit de tournoyer comme un derviche.
Quant à Eric Copeland (Black Dice, Terrestrial Tones), ostensiblement le plus siphonné du lot, il a du tomber dans la potion magique quand il était petit. Traversé par l’ange du bizarre, le bien nommé Hermaphrodite est un petit chef-d’oeuvre de schizophrénie sonore sur lequel plane une perpétuelle ambivalence : l’atmosphère oscille entre chien et loup, rêve et réalité, homme de l’Atlantide et homme de l’espace, civilisations englouties et visions du futur, electronica bionique et rituel lo-fi primitif. Plus encore que ses collègues, Copeland détient l’art d’accommoder le trop-plein et le squelettique, l’artificiel et l’organique : d’étranges invocations enfouies sous un nid de synthés brumeux (Dinca, FKD) ou les débris d’une boucle lancinante couplées avec un field recording subliminal sans qu’on ne sache jamais vraiment quelle est la provenance des sons. Si l’on perçoit par intermittence les échos lointains d’un banjo (?), d’un harmonica (??), de ce qui s’apparente à une cornemuse (???) ou des percussions disparates, on ne saurait dire si ces tessitures instrumentales sont jouées ou samplées. Du hillbilly extra-terrestre à la pop dissidente en passant par des musiques traditionnelles (Caraïbes? Afrique Centrale?) passées au tamis de l’électro low fi (le simili-gamelan de La booly boo), Hermaphrodite peut être perçu comme un morphing de tous les albums suscités, avec une attention portée à l’informel qui le rend encore plus saisissant. Avec ce must-have bizarroïde, le tour d’horizon de ce label enchanteur est presque complet. Et à une telle hauteur de vue, le panorama est imprenable.