Le déluge des 700 romans de la rentrée vous effraie ? Cela ne date pourtant d’hier : « L’énorme multiplication des livres dans toutes les branches de la connaissance est l’un des plus grands fléaux de cet âge, car elle constitue l’un des plus sérieux obstacles à l’acquisition d’un savoir positif ». Parmi ces sorties, vous en avez ouvert plusieurs et buté contre des débuts faiblards ? Rien de nouveau non plus : « Que de livres excellents sont dédaignés en raison de la faiblesse de leur début ! Mieux vaut commencer de façon irrégulière, sans méthode, plutôt que de manquer d’arrêter l’attention ; mais ces deux qualités peuvent toujours s’associer : la méthode et la vigueur ». D’autres récits commencent fort puis vous donnent l’impression de partir en roue libre ? Question de ligne de conduite, d’intention, de visée : « La plupart des auteurs s’installent pour écrire sans avoir de dessein bien arrêté, croyant à l’inspiration du moment ; il n’y a donc pas à s’étonner que la plupart des livres soient sans intérêt ». Continuons ce petit jeu : sans jouer les puristes, la ponctuation hasardeuse de certains romans vous hérisse les poils ? « L’écrivain qui néglige la ponctuation ou qui ponctue de manière erronée s’expose à n’être pas bien compris ; telle est, selon l’entendement vulgaire, la somme des maux résultant de l’étourderie ou de l’ignorance ». C’est bien beau, tout cela, mais au fait, qu’en est-il de votre jugement : vos premières impressions ne sont-elles pas généralement trompeuses ? « La plupart de penseurs constateront avec étonnement, en examinant rétrospectivement le monde de la pensée, que les impressions premières ou résultant d’une intuition, très souvent, furent bonnes ».
Vous voilà rassuré, d’autant que c’est un lecteur complet et boulimique qui parle ici : Edgar Poe. Ecrivain mal compris de son temps, il fut aussi un chroniqueur élégant et réputé à la fin de sa vie. De 1844 à 1849, il livra à la presse ce que son traducteur, Lionel Menasché, dénomme des « entrées » : 497 entrées ont été compilées en 1985 dans un volume paru aux Etats-Unis, dont un cinquième est traduit, pour la première fois en français, dans ce court recueil baptisé Marginalia. Cet ensemble de fragments plus ou moins éclairants, de réflexions abruptes ou composées, révèle un pan de l’oeuvre qui n’échappa ni à la clairvoyance de Paul Valéry ni à l’intérêt de son traducteur, Charles Baudelaire, tout en restant longtemps quasi inconnu du grand public. S’il éclaire avec générosité l’arrière-cour des Histoires grotesques de Poe et surtout d’Eurêka, son chef-d’oeuvre cosmogonique dernièrement réédité chez Tristram, le plaisir procuré par sa lecture tient surtout dans la manière dont il parle des livres des autres. Car ces notes ont directement été prises comme sur le vif, en marge des livres lus par Poe : ceux de Dickens, Defoe et Moore (qu’il admire), mais aussi d’auteurs français et allemands de l’époque. Sans oublier une passion dévorante pour les poètes byroniens, surtout Shelley. Le tout porté par une plume qui reste un régal de précision érudite.