Plaidoyer en faveur du système de sécurité sociale universelle aux Etats-Unis, Sicko risque de mettre tout le monde d’accord. D’une part, parce que les ficelles trash, goguenardes et larmoyantes de Michael Moore n’ont pas franchement bougé. L’ouverture de Sicko bat d’ailleurs le record d’efficacité de l’histoire du cinéma engagé : elle montre un menuisier américain mutilé aux doigts par une scie électrique. Deux options s’offrent à lui : dépenser 80 000 dollars pour reconstruire ses deux phalanges ou s’en racheter une sur deux (il choisira la « moins » chère, à 12 000). Tout Sicko tient là-dedans : cruauté et cynisme du système de santé privé, violence inouïe du dilemme qui frappe la victime rehaussée d’une voix-off faussement candide. Voilà, le message passe à la vitesse de la lumière, chapeau Michael : plus imparable encore qu’un témoignage de Julien Courbey, plus drôle aussi, le film pourrait s’arrêter là.
Ensuite, il y a le personnage Moore, celui des films, faussement beauf sous sa casquette, persiflant leurs contradictions aux ennemis du bon sens. Lui bouge au contraire, passant à la manière d’un Bové, de militant local à fouineur mondialiste. Du Canada à la Grande-Bretagne en passant par la France, visite touristique des pays ayant opté pour la sécurité sociale, en fait une contre-propagande à celle mise en place par les assurances privées américaines. Moore dresse ainsi un monde parfait, pérennisé par un système subitement délesté de ses légendaires déficits, défendu bec et ongle par le peuple, les syndicalistes, même la droite, enfin les gens quoi, tous riches et heureux, soucieux de leur bien-être. Des pauvres en France, vous voulez rire ? Preuve par l’image, ce couple de quarantenaire parisiens des beaux quartiers exhibant bibelots de voyages et fiches de paye, intronisé famille-témoin. Et puis cette discussion parfaitement naturelle et cordiale entre expatriés américains qui évoquent avec Michael la culpabilité qu’ils éprouvent à vivre chez nous quand ils pensent à leurs proches là-bas, sevrés de médicaments gratos et de cartes vitales.
Le problème de la propagande ne réside pas forcément en ce qu’elle sous-entend (ici notamment), mais par la manière dont elle expose un point de vue, jonglant avec les amalgames, usant des stratagèmes les plus sordides intellectuellement pour téléguider le spectateur. En lieu de démonstration, d’engagement, Sicko choisit de travestir ses arguments en une liste de dictons et d’axiomes. Les discussions sont ainsi toutes simulées sans vergogne : à la fausse candeur de Moore répond celle de ses interlocuteurs, autant de bavardages pré-fabriqués qui passent pour vérité documentaire (« – Mais si Michael j’te jure. – Sans déc ? ») Il y a surtout cette manie de dépolitiser la langue du film : du papy conservateur canadien à la petite famille UMP en passant par Jean-Claude Mailly de Force Ouvrière, tout le monde est d’accord sur le principe de sécurité sociale. Pas un opposant du parti républicain d’ailleurs ne vient prendre la parole, hormis quelques propos rapportés. Autre marotte de la propagande, les absents ont toujours torts.
Devant un tableau si délirant, un doute s’immisce. Et si Moore était finalement sa première victime, plus naïf qu’il ne voudrait le laisser entendre ? La dernière partie en atteste, impayable autoportrait au bord de la schizophrénie, où Moore se prend le premier à son jeu de sauveur anarcho dans un désordre idéologique patent. Surpris que les prisonniers de Guantanamo bénéficient de soins gratuits et répétés (c’est bien connu, ils pètent la forme), Moore y emmène les héros blessés du 11-Septembre qu’il oppose aux « ennemis de la nation » (Fahrenheit 9/11 paraît loin d’un coup). Trouvant porte close, le groupe trouve refuge à l’hôpital de La Havane. Docteurs sympas, matos dernier cri (sûrement le scanner de Fidel), pharmacies bien garnies, l’hallucination est totale, provoc, argumentaire, narcissisme absolu et sens critique se diluant sans retenue dans la propagande castriste. De voir le film changer ainsi de mains a quelque chose de fascinant : d’abord pavé dans la mare, Sicko se voit frappé en creux d’un coup d’état médiatique venu d’ailleurs. Pour un empêcheur de tourner en rond, c’est le comble.