On n’attendait pas forcément d’un personnage comme Genesis P.Orridge qu’il reforme son Psychic TV : activement présent à de nombreux centres névralgiques de la culture de ces trente dernières années, on croyait le bonhomme peu enclin à regarder dans le rétroviseur. Fondé au début des années 80, sur les cendres de Throbbing Gristle (géniteurs du courant dit de la musique industrielle, à la fin des 70’s), Psychic TV s’est évaporé à l’aube des années 90 lorsque Genesis P.Orridge est conduit à quitter avec perte et fracas le territoire britannique pour trouver refuge en Californie. Dans les années 80, développant une sorte de « musique-monde » (et pas de world music !), Psychic TV ne se limite à aucun style (indus, psyché, pop, ambiant et même acid house, dont il dit être l’inventeur) ni à aucune forme d’expression (travail sur les images, sur le corps, performances) et propose une sorte de décryptage des transformations de la société contemporaine occidentale (culte de la normalité, pouvoir des médias, répression des modes de vie ou de sexualité alternatifs, etc.). Dépassant les attributions d’un groupe rock lambda, Psychic TV créé alors sa propre mythologie, jouant par exemple sur le phénomène sectaire lorsqu’il crée le « Temple of Psychic Youth » (pour initier les volontaires à « changer » leur façon d’être au monde). Genesis P.Orridge rencontre de sérieux ennuis lorsqu’il popularise le piercing, le tatouage et les scarifications tribales au sein de la jeunesse anglaise (certains membres de l’entourage du groupe se retrouvant condamnés à de la prison ferme suite à l’exhumation par la justice anglaise d’une vieille loi de la Deuxième Guerre mondiale punissant l’automutilation ; ce qui a permis d’assimiler le piercing et la scarification rituelle à de tels actes !). Visé par les autorités thatchériennes à cause de sa notoriété (quelques hits dans les charts) et de sa mauvaise influence sur les sujets de Sa Majesté (le Parlement le qualifiait de « wrecker of civilisation » !), il joue sa dernière carte lorsqu’une émission à sensation anglaise présente un sujet sur P.Orridge le définissant comme un gourou organisant dans sa cave des messes noires à tendances pédophiles (avec « tripotage cosmique », invocation d’esprits malins et tout le toutim en filigrane) : averti depuis Katmandou que Scotland Yard effectue un raid chez lui afin de trouver des pièces à charge, P.Orridge prend un one-way ticket pour les USA mais ne se gêne pas pour démentir les faits à sa façon : « comment peut-on prétendre que je fasse de telles choses dans ma cave : je n’ai pas de cave ! ». Depuis, P.Orridge s’est investi dans des projets multiples et arty (spoken word, collages sonores, etc) là où Psychic TV, bien que souvent cru et excessif, a toujours gardé un pied en territoire pop, sachant envoyer la sauce rock à l’occasion.
Alors, pourquoi ressusciter la Bête ? Qui plus est sans un seul des membres originels ? Des mauvais esprits ont assez répété que Genesis P.Orridge, désormais chantre de la pandrogénie (tentative de sexualité « infinie », dépassant les genres sexuels : d’où le titre à double sens « Heaven is her / here ») avait besoin de cash pour financer les nombreuses opérations chirurgicales qui ont permis au couple P.Orridge de gommer peu à peu les différences physiques entre eux (implants mammaires et lèvres siliconées à la clé, entre autres, pour Genesis). C’est donc avec une circonspection légitime que l’on considère la laidissime pochette de cette réincarnation de Psychic TV et avec une confiance très relative qu’on pose le disque sur la platine… L’ouverture de l’album fait tout de suite vaciller : Higher & higher concentre tout ce que les eighties ont pu produire de plus indigeste avec, en figure de proue, cette horrible basse slappée dépassant d’un rock assez pataud. Tout juste perçoit-on l’intention sans doute ironique d’un P.Orridge qui décrit un décès et un corps – les siens, à n’en pas douter – au fond du cercueil, sur lequel les vers font bombance. On aurait pu refermer la porte aussitôt – quitte à condamner P.Orridge à contracter un emprunt Cofinoga pour financer ses prochains travaux – tant le reste de l’album se révèle à l’opposé de cette malheureuse ouverture. Mais si l’on garde en tête le thème de la pandrogénie en écoutant la suite de l’aventure, le canevas musical s’y révèle beaucoup plus stimulant : Thee body fait figure de prière électrique, voire de transe heavy, mettant en chant l’actuel projet de P.Orridge : « S / he is her / e – He is her / e – In thee body », déclame-t-il, très en voix. Le ton devient immédiatement rock psyché sur Lies & then où P.Orridge s’interroge « Am I a homeless thought living in someone else’s mind ? ». Le climat s’épaissit un peu sur Maximum swing, une « Stonerie » proche de certains Brian Jonestown Massacre, avec choeurs à la Sympathy for the devil en sus, où P.Orridge use d’une voix caverneuse assez inédite chez lui / elle qui donne un parfum Beefheartien à l’ensemble (il faut juste s’imaginer un Captain peroxydé, arborant les tétons de Lolo Ferrari et dont la voix rugueuse s’échapperait des lèvres d’Emmanuel Béart !). Puis New York story sonne l’heure de la ballade velvetienne, à la sauce Spacemen 3, évoquant la mort et le vieillissement (« Life is a vacuum pump / Always sucking me dry (…) Your body is so cold / It’s turning blue, you look so old / Not human anymore / I think we’ve lost that hopeless war ») avant de virer à la comptine étrange et interrogative, traversée en son milieu par un magnifique break de bruit blanc. Profitant de ce que l’auditeur est enfin conquis, Psychic TV balance coup sur coup deux pièces maîtresses de l’album via les très rock’n’rolliens Hookah chalice et Just because, sans doute les titres les plus sauvagement éruptifs qu’ils aient jamais commis. L’album se poursuit sur un BB chargé de refaire tomber un brin la température en swinguant là où les titres précédents bastonnaient avant de s’achever sur le méditatif Milk baba, featuring Baba Larriji, un des Masters Of Jajouka qui avaient tant séduit Brian Jones en son temps. Porté par cet album résolument rock et idéalement post-humain, Psychic TV reprend sa place de meilleur cirque psychédélique en activité : on est assuré de rencontrer le spectre de Syd Barrett et d’être frappé par l’esprit de Brian Jones lors des nombreux concerts de la tournée que le groupe vient tout juste d’entamer.