Doris Lessing est ce qu’on appelle une « grande dame » des lettres britanniques. A elle seule, sa biographie situe le personnage : naissance en Iran (en Perse plutôt, en 1919), adolescence en Rhodésie (actuel Zimbabwe), arrivée à Londres en 1949, un premier roman publié en 1950 (Le Chant de l’herbe, qui rencontre un succès immédiat et depuis jamais démenti). Lessing est également, depuis toujours, une femme engagée. Elle a été interdite de séjour en Afrique du Sud et au Zimbabwe à cause des ses prises de position anticolonialistes et anti-Apartheid, féministe fervente, marxiste convaincue, déçue du communisme. Ses romans portent tous la trace de ses engagements. Ses opinions politiques ont toujours été claires, et elle n’a pas réputation de mâcher ses mots. Avec une telle histoire, d’aucuns se demandent pourquoi, à l’âge de 88 ans, elle n’a pas encore reçu le Prix Nobel. Il paraît, dit-on, que ses incursions régulières du côté de la science-fiction expliqueraient que le jury lui ait trouvé un léger manque de sérieux. Peu importe : prolixe, elle écrit, encore et toujours, romans et nouvelles. Sans céder à l’air du temps, on dit d’elle qu’elle raconte selon son cœur, sans quitter la perspective historique qui oriente l’ensemble de son travail, affine sa réflexion sur le monde, sculpte ses textes.
Un Enfant de l’amour est un récit de guerre, d’amour et de désillusion, qui flirte avec les idéologies et confronte sans pitié vie fantasmée et triviale réalité. Nous sommes en 1939. James Reid, fleur au fusil, part pour la guerre avec ses idéaux et sa culture, essentiellement faite des romans qu’il a lus. Avec un père rescapé de la bataille de la Somme, rentré mutique, il pourrait s’attendre à l’horreur ; mais il n’y pense pas. Après quelque mois d’entraînement, d’attente morne dans les camps anglais, on annonce à son bataillon sa destination : l’Inde. Les hommes embarquent ; le voyage est un calvaire, à fond de cale, les soldats sont malades, sales, entassés comme du bétail, noués par la peur à la pensée des sous-marins allemands qui rodent. Seul moment de répit dans un long calvaire : l’escale au Cap. Là-bas aussi on est en guerre, mais les choses sont un peu différentes. A terre, on accueille au mieux les marins qui débarquent. Les deux jeunes femmes que campe Doris Lessing, épouses d’officiers, sont à mi-chemin entre mondaines écervelées et parfaites maîtresses de maison. Elles occupent leur temps en préparant des soirées, pour remonter le moral des troupes. Daphnée, parmi d’autres soldats, recueille James sous son toit. Choqué par les semaines qu’il a vécues, il voit en elle une nymphe, une créature issue des romans qu’il a tant aimés, la perfection incarnée. Leur liaison dure quatre jours, puis les bateaux reprennent le chemin de Bombay. Sous la chaleur indienne, James ne pense qu’aux heures qu’il vécues en Afrique. Il rêve d’y retourner, pare Daphnée de toutes les vertus. Des marins qui arrivent lui donnent des nouvelles de cette blonde qui reçoit toujours, dans sa maison sur les collines, les soldats en transit. C’est par eux qu’il apprend sa grossesse, et se découvre père. Il s’accroche alors à la pensée de cet enfant, son fils, qui le porte pendant toute la fin de la guerre, avant de tourner à l’obsession.
Le roman s’attache à une époque, derrière cet homme incapable de vivre sa vie, obsédé par un moment perdu, un lieu, un espoir, dont bien entendu il ne retrouvera rien. La guerre, la perte, la folie, l’envie, la peur, la mort exacerbent les sentiments. On ne peut nier au texte un indéniable réalisme, notamment dans les récits des transports de troupes, une véritable empathie. Mais dans le même temps, tout est très lisse, presque fleur bleue, empli d’une fraîcheur un peu désuète qui donne à l’ensemble un côté roman de gare. On se souvient que Les Grand-mères, publié il y a deux ans, laissait après lecture la même impression, fugace, d’un vide, d’une absence. Comme tous les précédents romans de Doris Lessing, il y a fort à parier qu’Un Enfant de l’amour sera salué par la critique. Une question : sans son nom accolé au titre, en irait-il de même ?