Entre la recherche spécialisée et l’affabulation farfelue, le documentaire de Vladimir Léon trace le portrait en filigrane de M.N. Roy, figure communiste oubliée des années 20, sorte de Zélig indien présent aux quatre coins du monde et pourtant insaisissable. La réussite du film tient dans doute à cette figure fantôme aussi fascinante qu’évanescente, mais aussi à la délicatesse avec laquelle Léon maintient le halo de mystère autour de son héros vaporeux. Car malgré l’acharnement obsessionnel qui conduit l’enquêteur de l’Inde à la Russie en passant par le Mexique et l’Allemagne, la ligne de fuite ne s’arrête pas, pas même dans la dernière demeure de Roy, une vielle mansarde au fin fond de l’Inde. Si Le Brahmane du Komintern peut se voir comme l’exhumation de fragiles indices de l’histoire (vieux papiers, témoignages contradictoires, photographies excessivement grossies, jusqu’à perdre la figure), c’est aussi et peut-être davantage la chronique d’une disparition.
Mélancolique sans doute (parfois jusqu’à l’excès : la voix off finirait par nous bercer), à l’image de l’élégante silhouette légèrement penchée du Brahmane aux allures de dandy, la recherche de Vladimir Léon dessine pourtant fermement une pensée en mouvement. M.N. Roy prend la tangente à l’indienne, pirouette qui lui permet sans cesse d’échapper aux figements doctrinaux. Cet homme aux nombreuses vies traverse les doctrines comme les pays, anti-impérialiste en Inde avant l’heure, parmi les fondateurs du nouveau parti communiste mexicain, membre de l’Internationale Communiste aux côtés de Lénine, défenseur de thèses coloniales avant-gardistes, enfin anti-stalinien et anti-nazi. Ce dissident-né slalome dans l’histoire jusqu’à s’y perdre et invente à force de mélanges et de combinaisons, une posture originale entre humanisme et tiers-mondisme sans doute très en avance sur son temps.
La quête ne néglige pourtant pas le versant comique des tribulations peu vraisemblables de Roy, au contraire. On finit par se demander si ce visage incongru et récurrent dans les Congrès du parti n’est pas issu d’un photo montage. Quant aux interlocuteurs, nommés par exemple PIT 2 (lire « dos », à l’espagnole) ou Roy Medvedev (historien russe prénommé par ses parents en hommage à M.N. Roy), rencontrés dans une vieille datcha surchargée de livres, couverts de poussière et pour certains affublés de lunettes immémoriales, ils semblent sortis d’on ne sait où. Et lorsque Vladimir Léon finit par obtenir un tête-à-tête avec un proche de Roy, c’est pour apprendre après maints roulements de tambours que celui-ci avait offert à sa femme deux bouteilles de Porto. Ah, l’humour indien ! Discret et décalé, le gag n’est jamais bien loin dans ce sous-continent où tout est possible. Le Brahmane du Komintern saisit avec sérieux et ironie l’extravagant destin bricolé de l’inclassable Monsieur Roy.