Le monde de la bande dessinée engendrerait ne serait-ce qu’une poignée de bonnes autobiographies par an, Trois paradoxes passerait inaperçu. Mais pas là, pas dans ce désert de médiocrité qui cerne le domaine de l’intime. D’un côté, une horde d’écrivaillons traumatisés y déverse son torrent de dessin larmoyant. Projet déclaré : remuer les tripes de la ménagère. De l’autre, une flopée de blogs se dupliquent inutilement sur papier depuis Internet ; un délire lorsque l’on sait que ces livres coûteux méritaient à peine leur temps de lecture gratis sur le web. Dans cette apocalypse littéraire, Trois paradoxes fait presque figure de sauveur du genre, voire de miracle. A défaut d’être trop enthousiaste (notamment à cause d’un prix exorbitant), célébrons au moins sa sortie comme l’indispensable autobiographie du moment.
De fait, elle est à l’inverse des tendances. Aucun drame abominable, aucun événement d’exception. Paul déambule dans son village natal en compagnie de papa. Trois jours plus tard, il reprendra la route avec pour destination une fille qu’il a rencontrée sur le Net. Mais ce soir, le soir du récit, s’il fait une pause dans l’écriture, ce n’est pas qu’une panne d’inspiration. Il a décidé de profiter du séjour pour immortaliser les lieux de son enfance. Clic-clac, c’est une photo de l’école, de la bouche d’égout où il jouait, de la rue où il s’est fait tabasser par un plus costaud, du bureau maronnasse depuis lequel son père lui a annoncé qu’il n’interviendrait pas. Du banal en veux-tu en voilà, mais jamais de l’anodin. Dans chaque geste du quotidien se niche autant de violence qu’ailleurs, encore faut-il savoir la débusquer.
De nombreuses clés viennent alors enrichir le récit. Citons par exemple la symétrie gestuelle entre le père et le fils, renvoi évident à la peur de l’hérédité. Ou bien la relation au caissier de la supérette, dont la gorge écrasée répond au désarroi de l’auteur et de sa vie sans heurt ; car lui ne peut jamais se réfugier derrière un drame (quel luxe que le drame pour l’autobiographe) pour excuser sa détresse sans fin. Bien des détails – conscients – sont manifestement à creuser, dont les fameux trois paradoxes de Zénon qui resurgissent du tréfonds des cours de primaire pour conclure la promenade.
Ce qu’il y a finalement de marrant, chez Paul Hornschemeier, c’est son discours à deux niveaux : le trivial, flot ininterrompu de paroles le plus souvent formulées au détour d’activités anodines, et l’indicible, qui se diffuse par la chair du récit mais ne s’énonce jamais. Ce qu’il y a de malin, chez Paul Hornschemeier, c’est son choix de la bande dessinée. Chacun des deux niveaux de langage trouve alors son espace bien à lui pour s’exprimer : le trivial emplit les bulles tandis que le trait transmet ce que le verbe n’ose nommer. Cette division des rôles, présentes pourtant dès les prémices de son travail, trouve dans ce livre une forme d’aboutissement. Cette structure peut désormais prétendre au titre de langage, son producteur à celui d’artiste, et Trois paradoxes à celui d’oeuvre de la maturité.