Un vrai maître de rhétorique serait capable de manier l’argumentation et de manipuler les affects au point de persuader son public que Poutine est un humaniste de première catégorie. Andreï Nekrassov, qui plaide le contraire et réalise un doc sur la mort de Litvinenko, ex-agent du KGB et opposant à Poutine, mort à Londres d’un empoisonnement au Polonium, n’est pas ce vrai maître. Trop impliqué dans ce qu’il plaide (l’éthique en politique), trop bouleversé par les événements, il livre un film confus. Néanmoins habile en rhétorique, il parvient à mettre la confusion au service de l’efficacité (militante et commerciale).
En septembre 1999, à Moscou, des immeubles explosent et tuent des citoyens russes. Ce sera le prétexte à la première guerre de Tchétchénie. Rationnellement, les Russes comprennent que leurs services secrets peuvent être à l’origine des explosions. Pourtant, émotionnellement, ils n’admettent pas que des Russes puissent tuer d’autres Russes. Nekrassov relève cette dichotomie, vérifiée à chaque fois que les Russes reçoivent les preuves de corruption ou de criminalité d’Etat (ou quand un Russe dit qu’être Russe, c’est appeler les choses intéressantes des « conneries »). C’est ici le vrai sujet du film, bien plus que ne le sont la personnalité et l’assassinat de Litvinenko. Comment Nekrassov, journaliste, cinéaste, russe, diplômé de l’Université du film de Bristol, habitant la Finlande, dont le travail intéresse Hollywood, conscient et souffrant de cette dichotomie, va-t-il s’adresser à ceux qu’il veut persuader et convaincre de la vérité ? En jouant sur l’émotion plus que sur l’argumentation rationnelle – ce qui a l’inconvénient de reproduire, sur la petite échelle du film, cela même qu’il déplore sur la grande échelle d’un pays. Nekrassov, qui est conscient de la dichotomie raison / émotion lorsqu’il s’agit de l’opinion publique russe, l’ignore – et c’est déplorable – lorsqu’il construit son propre film.
Tantôt le réalisateur cultive une atmosphère de film d’espionnage dans lequel il tient le premier rôle, tantôt il s’abandonne aux larmes lorsqu’il évoque la mort d’Anna Politskaïa avec arrêt sur image et musique. La clarté dans la restitution des faits n’est pas sa priorité. Confuse, la rhétorique du film mêle, outre la diversité des atmosphères, la densité factuelle, les parenthèses historiques, le sensationnalisme des images, la force des convictions, la multiplication des réflexions. A la fin, quand Nekrassov monte des images de Palestiniennes qui pleurent leurs morts à la suite de l’enterrement, à Londres, de Litvinenko (qui s’est converti à l’islam avant de mourir), le raccourci, émotionnel, sensationnel, confusionniste car non expliqué, nous ferait presque douter de ce dont on était convaincu (que le film dit la vérité).
Nekrassov ne donne pas, à partir des images d’archives ou de sa propre enquête, une forme consciente, réfléchie, systématique, de la reconnaissance de la vérité. Un exemple cependant intéressant : un spécialiste allemand de la mafia explique les rouages de l’opération métaux contre nourriture (1991-1992), les bénéfices qu’en a tirés Poutine (plus de 800 millions de dollars). Nekrassov poursuit avec une scène de cantine, un repas offert, cet hiver-là, par l’Ordre de Malte aux miséreux de Saint-Pétersbourg. Il montre des vieilles Russes crève-la-faim déplorer toute la misère de la paix : elles se plaignent de manger de la nourriture venue d’Allemagne, pays qu’elles avaient combattu cinquante cinq ans plus tôt. Ce que suggère ce montage ? Que ces vieilles miséreuses n’admettent pas les effets de l’opération métaux contre nourriture, non du point de vue de l’argumentation rationnelle (la corruption), mais du point de vue émotionnel (leur patriotisme et leur histoire). Litvinenko, empoisonnement d’un ex-agent du KGB a été montré hors compétition en Sélection officielle à Cannes. On peut l’admettre du point de vue du « cinéma citoyen », et ne pas le comprendre du point de vue de l’ « art cinématographique ».