Marisha Pessl a tout pour plaire, faire un succès de librairie et ravir ses éditeurs. D’ailleurs, La Physique des catastrophes, le premier roman de « nouvelle star de la littérature US », est salué de toutes parts par la critique. « Papa disait toujours qu’il faut une sublime excuse pour raconter l’histoire de sa vie avec l’espoir d’être lu », annonce Bleue Van Meer en ouverture de ce qui se révèle être le récit de sa dernière année de lycée. L’excuse, elle l’a. Meurtre, enquête, conspiration… Il ne reste qu’à raconter. Bleue est une adolescente précoce, couvée par son papa depuis la mort de sa mère (collectionneuse de papillons), alors qu’elle avait cinq ans. Son existence est une longue suite de déménagements : son père enseigne et se plaît à transporter ses valises d’un point à un autre, sans autre perspective que celle d’aller voir ailleurs. Homme singulier que ce père, intellectuel suranné à l’élitisme intransigeant, professeur et conférencier brillant (pour ne pas dire pédant), séducteur invétéré, manquant peut-être un rien d’humanité. Un héros pour sa fille, avec qui il entretient une relation fusionnelle. Pour saluer l’entrée de celle-ci dans sa dernière année de lycée, il décide de rester une année entière au même endroit. Ce sera Stockton, Caroline du Nord, et Saint-Gallway, une école privée pleine de promesses pour qui compte intégrer Harvard. Un lycée comme on ne sait les raconter que dans les romans made in US, sans doute parce qu’ils n’existent pas ailleurs. Bleue, programmée pour réussir, devrait y devenir une major de promo solitaire et mal aimée.
C’est sans compter l’influence d’Hannah Schneider, la prof de cinéma du lycée, croisée une première fois dans un rayon de supermarché, puis revue dans un magasin de chaussures, et qui la prend sous son aile et l’introduit, un peu de force, au sein du cercle des « Sang Bleu », beaux, mystérieux, séduisants, troubles, jouant de l’interdit, objets des regards concupiscents de tous les autres élèves. A leur contact, Bleue se transfigure… Jusqu’à l’assassinat d’Hannah (annoncé dès la première page, effectif à la 400e. C’est un peu long, on en oublierait presque où on allait). Cette date marque une rupture. Les Sang Bleu redeviennent les adolescents tortionnaires qu’ils n’ont en fait jamais cessé d’être, pendant que Bleue, plongée au cœur de ce qu’elle découvre être une véritable conspiration idéologico-terroriste, entame sa quête de vérité.
Marisha Pessl raconte avec un ton tragicomique qui n’est pas sans intérêt ni charme. Les états d’âme adolescents sont bien ressentis, les relations des uns aux autres plutôt finement analysées. Un bémol cependant : à l’exception de Bleue, la narratrice, qui se dévoile sans réserve, les autres personnages sont peu fouillés, très parodiques. Les membres du Sang Bleu sont des caricatures, Hannah Schneider doit l’essentiel de son charisme à son look vestimentaire et à ses rencontres nocturnes dans des motels miteux (de ses pensées profondes, on ne sait rien), le père de Bleue se résume à des lectures, des citations, sans prendre vraiment consistance. Si c’est Bleue l’adolescente qui raconte, c’est Pessl qui écrit, et on regrette cet archétypisme qui véhicule une grande distance au texte. Distance accrue par ce qui est l’une des caractéristiques majeures du roman : l’usage jusqu’au-boutiste de citations en tous genres, réelles ou imaginaires, d’ouvrages de toutes sortes. Bien sûr, à ce jeu, Bleue est conditionnée par son pédant de père, qui trouve plus vivantes les références livresques que les rapports humains. Elle passe tout ce qu’elle vit au filtre de ses expériences littéraires.
Mais ce qui semble au départ plutôt drôle, léger, original, finit par peser sur les 600 pages du texte, au long desquelles s’égrènent guillemets et notes en tous genres. Ajoutez à ça des métaphores pas forcément subtiles, des effets de style qui noient certains passages, et on finit par afficher un certain scepticisme face à ce déballage encyclopédique, qu’on ne peut imputer de bout en bout à la seule personnalité de la jeune et naïve narratrice. D’ailleurs, quand l’histoire s’emballe (il faut développer la conspiration dans les 200 dernières pages, le rythme s’accélère), on sort enfin un peu de tout ça ; même les dessins de Bleue, qui depuis le début étayent le texte, se font plus rares. On se prend alors à regretter que l’introduction, bien que nécessaire, ait été si longue…
A n’en pas douter, La Physique des catastrophes donne à lire une voix originale, pour un premier roman plutôt bien réussi. On est loin malgré tout du Maître des illusions de Donna Tartt – pas forcément un mauvais signe, cela dit, pour l’avenir littéraire de Pessl. On est en fait dans ce qu’on pourrait appeler un teen novel, un livre à l’équilibre instable, fragile, servi par quelques bonnes idées et un bon rendu d’atmosphère. Distrayant, sympathique, frais, assez dense finalement, le récit réinvente sa théorie du complot, joue de l’énigme policière, mais, surtout, effectue une jolie percée dans l’adolescence. Il peine hélas à en sortir et à aller plus loin ; il faudrait pour cela que l’auteur laisse derrière elle son besoin de s’abriter derrière d’autres monuments littéraires, pour se raconter seule.