Les petites histoires rejoignent-elles forcément la grande ? Multiplier les points de vue est-il forcément un gage d’efficacité ? On doute. A de rares exceptions près (Short cuts, euh… quoi d’autre ?), les films-choraux sombrent souvent dans le Grand Tout anecdotique. Faute de temps probablement… Le jeu vidéo offre à première vue un terrain plus adéquat à ce genre de narration chorale, et pourtant il ne tente que rarement l’expérience, en dehors de quelques RPGs et d’oeuvres plus ou moins expérimentales à la Forbidden siren dont les circonvolutions scénaristiques faisaient montre d’une indéniable maîtrise du chaos. Mais attention : sans scénariste solide et organisé derrière le clavier, le procédé peut s’avérer particulièrement casse-gueule, sombrer dans l’accumulation indigeste et les entrelacs trop voyants. On pourra dès lors s’étonner qu’après la belle linéarité de S.O.S : The Final escape, Raw danger choisisse une narration plus éclatée pour raconter le même genre d’histoire : une grosse, très grosse catastrophe naturelle qui s’abat sur une cité futuriste, un tremblement de terre pour le premier, une inondation taille XXL pour le second.
Arrêtons-nous un instant pour préciser que malgré leurs titres disparates – et complètement crétins -, S.O.S : The Final escape et Raw danger appartiennent à la même licence, Zettai zetsumei toshi (ça sonne bien mieux en japonais, surtout quand on ne sait pas ce que ça veut dire…). De fait, les deux jeux partagent les mêmes défauts et les mêmes qualités, sur lesquelles on ne va pas s’étendre. Réalisation datée et souffreteuse, direction artistique inexistante, maniabilité poussive, interface cheap, bruitages bloink-bloink, localisation débiles sans doute effectuée par un psychopathe nazi persuadé qu’en teignant tous les personnages en blond il parviendrait à faire passer des japonais pour des américains bon teint, les deux Zettai ont tout de la production low-cost qui essaye de transcender ses faibles moyens financiers. C’est d’ailleurs pour ça qu’on aime bien les gars d’Irem Software : ils sont un peu foufous et affichent souvent dans leurs jeux une ambition manifestement hors de leur portée. Sorti il y a quelques mois en Europe, leur Steambot chronicles (cf. Chronic’art #34) prouvait qu’on pouvait réaliser un « jeu-somme » et botter l’arrière-train grassouillet du RPG japonais avec deux euros en poche. Les deux Zettai participent de la même inconscience : c’est un peu comme si on demandait à Luc Moullet de réaliser un remake de La Tour infernale.
En bon sequel qui se respecte, Raw danger s’aligne sagement sur les bases de S.O.S, survival – presque – sans adversaires. On s’étonne d’ailleurs de constater à quel point les conséquences d’un tremblement de terre et d’une inondation peuvent se ressembler : le sol qui se dérobe sous vos pieds, les immeubles qui s’écroulent et qui semblent chercher volontairement à vous écrabouiller, comme s’ils avaient quelque chose contre vous (alors qu’en fait, non, c’est juste une histoire de gravité mal placée). D’un épisode à l’autre, la montée des eaux fait presque office de péril en bonus-track qui justifie le seul véritable changement de ce deuxième Zettai : la transformation du petit gimmick spécial survivor. Plus besoin de chercher à ne pas mourir de soif – et pour cause -, il s’agit cette fois de conserver la température de son corps à un niveau humainement supportable. Des vêtements trop humides portés trop longtemps et vous finirez comme Di Caprio à la fin de Titanic : les membres paralysés, la vue qui se brouille, tous les symptômes d’une bonne grosse hypothermie fulgurante. Game over. Comme les concepteurs sont des esthètes du game-design, les bornes de sauvegarde s’adaptent aux circonstances (des points d’eau dans S.O.S, des sources de chaleur, poêles, réchauds, radiateurs, pour Raw danger). Tout cela est vraiment très joli, très bien pensé. Parfois, des scripts franchement flippants viennent rythmer la progression forcément pénible des rescapés de la catastrophe, le monde qui s’écroule, toujours in extremis. Curieusement, il y a quelque chose d’excitant à essayer de contrôler un personnage qui, plombé par la fatigue et un framerate qui peine à dépasser les 5 FPS, se traîne lamentablement jusqu’au prochain checkpoint, alors que l’eau boueuse lui chatouille le bas du dos et qu’une tempête de neige (oui, c’est vraiment pas votre jour de chance) freine méchamment ses tentatives de mettre un pied devant l’autre. Malgré les similitudes avec l’épisode précédent, les sensations de vivre des situations inédites sont toujours là. Ca tombe bien, c’est un peu ce qui fait la force des Zettai, ce qui permet de jeter un voile pudique sur leurs très gros défauts. Ce sont des jeux qu’on aime malgré eux, en ayant toujours conscience de leurs limites de grenouilles qui voudraient se faire aussi grosse que le boeuf.
Reste ce choix bizarre de narration explosée : dans la grande tradition des films catastrophes hollywoodiens des seventies et de leurs castings mêlant grandes stars du moment et vieilles gloires sur le retour en quête de panouille, Raw danger multiplie les points de vue, à travers les pérégrinations d’une douzaine de personnages dont les destins s’entrecroisent. Un premier chapitre « classique », le plus long, qui tient fermement son sujet éloigné d’éventuels parasites : une montée de la tension progressive là où S.O.S vous plongeait directement dans le bain avec son intro vertigineuse, une flaque d’eau suspecte, des pannes de courant, la populace qui s’affole ; puis c’est la ville qui s’effondre, et les deux héros qui luttent pour survivre et s’échapper de cet enfer aquatique. L’aventure est courte, un peu moins de trois heures, mais quelques choix « moraux » (à la Steambot) annoncent les chapitres suivants qui développent de petites intrigues parallèles basées sur des magouilles politico-scientifico-financières que S.O.S avait la pudeur de reléguer en toute fin de jeu. Les problématiques liées à l’inondation s’effacent peu à peu pour ne servir que de contexte à un scénario sans surprise : les politiciens sont pourris, les scientifiques sont des têtes de linottes qui créent des armes bactériologiques et les lâchent involontairement dans la nature. Nan-nan du scénar’ de jeu vidéo. Voir le même événement sous plusieurs angles de vue ne manque pas de piquant mais ne dépasse jamais vraiment le stade du clin-d’oeil en vase clos. D’autant que la plupart des cinématiques sont particulièrement plombées par l’absence totale de tension dramatique et des dialogues ânonnés par des doubleurs neurasthéniques. Les changements de perspectives permettent de varier les situations : un peu d’infiltration, un peu de conduite, rien qui n’aurait pu trouver sa place dans le premier chapitre, et le jeu de proposer de nombreuses fins multiples pour les adeptes de la rejouabilité, dont certaines débloquant l’accès à de nouveaux chapitres cachés. On n’en sort plus.
En équilibre instable sur un fil narratif distendu, Raw danger est toujours sur le point de passer à côté de son sujet. Dommage, le titre d’Irem oublie qu’il est unique et se sacrifie sur l’autel de l’expérimentation scénaristique, intéressante d’un point de vue théorique (d’autres, comme Way of the samurai ou Siren l’ont fait avant lui et de façon beaucoup plus convaincante), mais finalement contre-productive sur ce que le jeu a vraiment à raconter. Il y a tellement de choses à faire sur une thématique aussi peu usitée qu’on enragerait presque que Raw danger perde un peu de vue ses objectifs, après un S.O.S plus efficace et bien plus immersif. Pour une fois, les designers d’Irem n’ont pas su arrêter leur soif de bidouillage assez tôt ; ils ont oublié que le jeu vidéo, c’est un peu comme les saucisses, il ne faut jamais perdre le goût des choses simples.