Suicide a produit, depuis la fin des années 80, des disques alternant le potable (A way of life) et l’indigeste (Why be blue) pour s’échouer sur du mi-figue mi-raisin (American supreme, dernier en date, franchement inégal). Le groupe bénéficie pourtant encore d’une aura enviable, quitte à servir d’attraction cheap dans les festivals de toute sorte ou de caution crédibilité dans les pince-fesses arty. Paradoxalement, la carrière solo d’Alan Vega bénéficie d’une audience inversement proportionnelle à la qualité de sa production : nombreux sont ceux qui le résument à ses deux ou trois premiers albums d’electro-rockab’ rétro-futuriste voire à son one hit wonder, le classique Juke box babe. Vega s’étant ensuite, pour la seule et unique fois de sa carrière, compromis dans un horrible album mainstream pour une major (Just a million dreams, subtil et racé comme… du Billy Idol en descente d’organe !), il est depuis abonné ad vitam aeternam au club des losers. Et pas celui des losers magnifiques… Notre chaman du rock mutant mériterait cependant de voir son œuvre des années 90 reconsidérée à l’aune de ce qui se faisait à l’époque et de l’aspect novateur et visionnaire de disques comme Deuce avenue (sans doute son meilleur) ou même de ses nombreuses et fructueuses collaborations (Mercury Rev, Pan Sonic, Revolutionary Corps of Teenage Jesus, Uniform, Mekon, Dj Hell, Etants Donnés…). Primal Scream ou, plus proche encore, LCD Soundsystem doivent beaucoup au Vega de ces années-là.
Cette série de disques, intransigeants et volontiers oppressants, a atteint son point culminant avec le dernier qu’il nous avait livré, 2007, sorti en 1999 où Vega semblait avoir oublié jusqu’à la notion même de mélodie après avoir foutu par la fenêtre l’antique figure couplet-refrain. Notre homme, en proie à des visions d’apocalypse, volontiers « SF du pire », hurlait dans un chaos de bruit blanc des histoires de vétérans de guerre devenus fous (un thème récurrent chez lui depuis l’initial Frankie teardrop avec Suicide), de tôle froissée et de mort de façon générale. Est-ce que, dans les visions invoquées, il avait perçu également que 2007 et sa gueule d’enfer, vite recyclés dans les solderies, n’auraient de descendant qu’en 2007 ? Le titre à quelque chose de troublant à la sortie de ce nouvel opus, Station, qui semble ni plus ni moins issu des sessions de 2007. Vous suivez ?
Durant cinq années, Alan Vega a forgé seul ou presque (son épouse, Liz Lamère, a participé mais de façon plus limitée que par le passé) les 11 titres de Station. C’est lui qui a pris en charge la mise en son des morceaux -on quitte plus ou moins la notion de « composition » pour se rapprocher de la sculpture sonore- et la production. Ici, chaque son semble avoir été mille fois malaxé et trituré à tel point que ce qui pourrait, dans un premier temps, être une guitare en fusion se révèle être finalement une piste de voix passée au napalm. On ne fera pas l’exégèse des multiples manipulations monstrueuses qui sont au cœur de cet album ; le sorcier Vega semble avoir pris un malin plaisir à mettre son laboratoire sens dessus-dessous et doit lui-même avoir perdu le mode d’emploi depuis un moment sans parler du chemin vers la porte d’issue de secours. Ironiquement, un des titres majeurs de Station tourne autour d’une histoire de » svastika eyes « , rappelant le morceau du même nom, créé par Primal Scream qu’on citait plus haut. Clin d’œil (c’est le cas de dire !) ou fruit du hasard, nul ne le saura. Quoiqu’il en soit, Vega ne ressemble même plus à ses enfants : chez lui, le beat est invariablement douloureux et la transe immédiatement en forme de bad trip perpétuel. On est plus proche de l’expérience limite d’un metal machine music que d’une énième balade cyberpunk. Tel le Scott Walker de The Drift (autre challenger sexagénaire et exigeant), Alan Vega ne cherche pas à être contemporain de son époque : c’est à l’éventuel public de s’adapter à son oeuvre. Une heure durant, Station avance sur des grooves minimaux et quelques gimmicks électronique, dans un paysage de désolation où on croise des soldats mort-vivants venant régler leur compte à la société (Psychopatha où Vega a eu le bon goût de sampler son propre fils, Dante, hurlant un « mummy » à fendre l’âme), des manifestations de fin du monde (13 crosses, 16 blazzin’ skulls) ou des dénonciations d’une société orwelisée (Station, Sation où Vega se fantasme en animateur d’une radio émettant d’un futur totalitaire où « rêver est devenu un crime » et venant nous délivrer la mauvaise nouvelle). A près de 60 ans, Vega ne mollit pas mais laissera une partie de l’auditoire à la porte à force d’austérité et même d’une certaine pauvreté, sans aucun doute assumée, auxquels certains préféreront les disques plus savants et élaborés réalisés avec Pan Sonic sous le nom de VVV (Endless en 1998 et Resurrection river en 2005). La musique électronique a trouvé un de ses prophètes avec Vega, dans Suicide, au début des années 70. Quittant la course à l’innovation high tech, Vega se transforme, dans les années 2000, en électronicien tendance « Art brut », voire « Arte povera », quelque part entre Basquiat, Adolf Wolfli et le Facteur Cheval. A vous de décider si vous captez sa station…