Curieuse franchise que Pirates des Caraïbes, somme de toutes les peurs liées au blockbuster, peurs en partie avalées par un décalage, une audace ou la moitié d’une. Cette ambivalence se retrouve dans ce qui cimente le film : origines bassement foraines, Bruckheimer et Orlando Bloom contre Johnny Depp, le fantastique, et dans une moindre mesure Gore Verbinski, cet immense point d’interrogation sorti de nulle part. Intriguant plutôt, à l’image du film, enfin du concept, écheveau d’effets de manches en stries, en diagonales, en escaliers. Tentative de démêlage : alors que la piraterie est en voie d’extinction, liquidée façon IIIe Reich par un gouvernator belliqueux, notre bande de copains se rend à Singapour dérober une carte magique à Chow Yun Fat pour récupérer Jack Sparrow d’entre les morts. Et après, revenir chez les vivants, se réconcilier avec Chow Yun Fat, destituer les fachos, lever les sorts, s’assurer que le kraken, l’horrible bestiole de Pirates 2 a poussé son dernier soupir.
Ces dédales scénaristiques sont-ils si utiles ? A première vue, non. On se dit que Verbinski et Bruckheimer procèdent par sado-masochisme, qu’ils érigent la limite officielle du film en tête de gondole. Et puis on entr’aperçoit le vide abyssal du concept, sa nature pas même nigaude, mais creuse, sans couleur ni odeur. La presse répète à longueur de temps que Pirates des caraïbes s’inspire d’une attraction de Disneyland sans oublier de détailler ce qu’elle est vraiment. Un manège, des montagnes russes ? Que nenni : un simple décor en carton-pâte où des mannequins en plastique trinquent mécaniquement sur fond de borborygmes sonores. Le film, en fait, ne change pas grand-chose : il asperge l’oeil de tableaux rutilants, puis agite ces derniers en guise d’animation mais sans jamais leur insuffler de vie. D’où l’effet partie de Playmobil qu’inspire l’ensemble : si l’on veut y croire, on peut (l’aventure est toujours sujette à rêverie, d’autant qu’ici la tenue visuelle est à la hauteur), sinon le scénario nous crochète violemment, frappant sur le nerf ludique à coups de massue (pourquoi cette boussole ? Qui c’est celui-là ? Gentil ou méchant ? etc.). Du coup, les 2h48 filent, qu’on le veuille ou non.
A ce concept fataliste, Pirates des caraïbes adjoint une distance malicieuse en la personne de Johnny Depp alias Jack Sparrow, objet culte et pensé comme tel, du moins comme âme manquante. Ce troisième volet lui fait la part belle, lui réservant des espaces entiers, pleins comme un oeuf. Ainsi de la séquence dans le monde des morts, sommet officiel du film, un trip à la Terry Gilliam, totalement saturé de visions hallucinogènes. Sparrow se dédouble sur son bateau posé en plein désert, avant qu’une armada de crabes-galets ne trimballe l’engin à la mer. C’est beau mais tout en technique, dégraissé d’émotion ou de réflexion. Car Depp ne sublime rien d’autre que lui-même. Ses séquences, il les gagne par avance. Qui est Sparrow sinon une coquille vide qui en a conscience, un anticonformiste qui paradoxalement, s’adapte toujours au monde, d’humeur constante puisque sans cesse drolatiquement paradoxal ? Un portrait en creux de Johnny Depp ? L’amalgame entre l’acteur et le personnage est sans doute un peu sévère, mais mérite réflexion. Pour Pirates des caraïbes, en tout cas, c’est très clair : l’incarnation n’est qu’un mirage, la rébellion aussi, le vide l’emportant toujours à la fin.