Le 11 mars 1913, Luigi Russolo, après vernissage de nombreuses expositions sur le thème de la ville et de la vie nocturne, théorise l’emploi du son industriel brut comme objet musical dans son manifeste L’Art des bruits, ouvrant la voie aux prochains courants concrets et électroniques. Honneur rendu aux travaux de ce peintre futuriste, Ellen Allien exalte un siècle plus tard ces mêmes liens entre techno minimale et environnement urbain sur Stadtkind (littéralement « Enfant de la ville ») et Berlinette. Jeux de vitesse (BPM soutenu), d’espace (mélodies soumises à l’écho et à la reverb’) et de mécanismes (en syncopes ou saccades) que la boss du label B-Pitch Control abandonne le temps d’une parenthèse, justement taillée pour la vie nocturne et ses pistes de danse (Thrills, 2005). Retours aujourd’hui à ses amours premières, la BPC camping compilation 03 et son mix réalisé pour la Fabric (#34) constituent deux nouveaux modèles d’urbanisation écrits en langue acoustique, où se dessine le Berlin des années 2000, comme capitale du monde électronique.
Variation inaugurale sur l’ossature d’un possible futur urbain, BPC camping compilation 03 se déploie à l’horizontale -en langage économique, s’entend par horizon les étendues musicales couvertes par un même niveau de production, id est les nouveautés du label B-Pitch Control- le regard porté sur les bâtisses du Berlin Est. A l’instar de l’ex-bastion communiste, l’Allien sculpte sa compilation autour d’une matière brutale, froide, uniforme dans sa composition, fût-elle d’ordre industriel ou sonique. Idem pour sa morphologie, comparable à l’urbanisation de ces zones en voie de développement, où l’on est tout à la fois happé par l’extraordinaire cumul d’énergies humaines qui s’y précipitent, et un manque total de maîtrise sur les formes qu’elle emprunte. En résulte une agglomération massive, regrettablement décousue par son désir tentaculaire d’embrasser toutes les beautés (Red planet, Pavilion, I love this tent) quand bien même celles-ci côtoient des aires polluées par un trafic de H (Weed wid da macka) ou d’esclaves sexuels (You sexy beast).
Au choix inverse de reproduire Berlin Ouest dans son ascension verticale, Ellen Allien fait progresser son Fabric 34 par superpositions d’impressions, amplement délayées -70 minutes pour 15 titres. A oeuvrer intégralement en analogique, l’artiste rend son éloquence au langage plastique des vinyles -paré des seules syllabes « crossfadings », « boucles » et « dressage de pitch »- préservant alors cette démarche futuriste qui consiste à travailler les formes, de sorte à recréer un sentiment dynamique de simultanéité entre états d’âme traversés et variation des structures du monde visible. S1 (Don’t believe the chord pop hype) de Schubert produit ainsi la sensation d’un chant d’oiseau opérant en jeux d’échos, relayé vers les hauteurs par deux façades de verres. Au point culminant d’un gratte ciel, depuis lequel on aperçoit le soleil de Larry Heard Presents Mr White, la Dj substitue à l’extase hallucinée (déjà entendue sur son précédent My parade) les vertiges d’une redescente en chute libre. A mesure que les étages défilent, on plonge alors en d’autres atmosphères plus claustrophobes, absorbé par les nappes de synthés d’Estro. L’horizon acoustique s’enveloppe d’ambiances tubulaires (Tu y yo, Damián Schwartz) et, de répétitions en hypnoses, l’Allien réduit l’espace physique à de longs couloirs souterrains (Mutter, Roman Flügel), traçant une voie immanente jusqu’à son propre Just a woman.
Moins pour les grands halls sous ecstasy de la Fabric, que pour le cadre confiné d’un cocon sonore, l’Allien ébauche in fine la miniature angoissée de son rapport singulier au monde extérieur, entre accès de paranoïa (Harrowdown hill), fulgurances (Journey) et détachement poétique de son entour minimal (Arcadia), flashlights éteints, boules à facettes en morceaux sur le sol.