Il faut bien 2 longues heures 47, on s’en doute, pour mettre en images le faire-part de naissance d’un bébé d’Amérique tel que la CIA, il faut bien du temps, des années qui passent, une mappemonde, pour chanter la geste d’une raison d’état. Il faut, c’est vrai, beaucoup de patience et de minutie au réalisateur De Niro pour tisser la toile de son récit, et pour y piéger quoi ? Le vieillissement sans rides de son personnage, Edward Wilson. Le temps qui passe, de 1925 (Ed voit son père se ficher une balle dans le crâne) à 1961 (la Baie des Cochons), sert de cadre au portrait tracé par De Niro d’un espion qui a participé aux premiers jours de « l’agence ». Cette trentaine d’années a beau être explorée dans tous les sens, quelque chose frappe : Wilson (Matt Damon) ne vieillit pas, ne change pas. Ce pas lourd, cette tête rentrée dans le cou, ce regard vissé sur les godasses, ils étaient là dès le début, lorsque Wilson, brillant étudiant en littérature issu de la haute société, est recruté par le gouvernement. Le film s’attache minutieusement à restituer les étapes de l’itinéraire de ce type pas jouasse, vieux avant l’âge. Le coup du personnage central immuable dans l’âge rappelle ce que DiCaprio et Scorsese firent ensemble dans Aviator : un traité de la juvénilité à l’épreuve des machines, des gros engins. Ici, dans Raisons d’Etat, on ne peut pas dire que cette friction produise autant d’étincelles. Matt Damon, avec sa bouille d’adolescent, le garçon de Gerry et de Deux en un, fait décidément très jeune : on peine à le suivre, on peine à y croire. Excellent comédien, Damon en vient pourtant ici à sembler fade, besogneux. Pourquoi ?
Le précédent et premier film de De Niro, Il était une fois le Bronx (1994) louchait, rendait hommage, plutôt, vers le dernier Leone. Celui-ci regarde du côté d’un cinéma américain souverain, louvoyant dans les plis de l’histoire, la digérant avec une stupéfiante agilité. Il vise le classicisme, l’ampleur, la fresque – Coppola est le producteur, et le parrain du film. Bien. On sait le revers de la médaille en or massif du classicisme hollywoodien, cette grande respiration, qui est aussi bien le graal absolu qu’un miroir aux alouettes, et qui réclame la maîtrise de prodigieux artifices de mise en scène. Porter à ébullition le classicisme, c’est s’ouvrir à toujours plus de profondeur, et de dérapages, de mobilité, s’interdire la routine, l’application.
C’est pourtant le principal reproche que l’on peut faire à la mise en scène de De Niro qui, s’efforçant à la sobriété, à la besogne modeste, à la note tenue : nulle rupture de ton ici, nul appel du large, juste la continuité des moyens et des fins, juste une discipline sans faille et sans reproche, un film propre et léché, apparemment irréprochable, mais qui n’a rien, au fond, de ce qui fait la beauté du classicisme. Sur cette corde lisse, pas de nœud à quoi s’agripper, rien qui dépasse : juste un récit mené sans dérapages, dans lequel on se perd, certes, mais juste parce que les récits d’espionnage sont compliqués – c’est gravé dans le marbre. On s’y perd, mais sans la délectation des grands films d’espionnage, où c’est avec plaisir que l’on ne comprend pas tout. La mise en scène est léchée, les ombres là où il faut. Certes le personnage semble insaisissable, rond de cuir à la cuirasse endurcie, à la morale modulable, petit maître du monde agissant selon des vues qui, du point d’où on les considère, paraîtront longues ou courtes. Mais il est tout autant lisible, puisque entièrement rapporté à son trauma d’enfance. Ainsi analysé, décortiqué, et finalement nettoyé jusqu’à la platitude par le récit, Edward Wilson est à l’image du film tout entier un personnage sur des rails, qui ne vieillit pas parce que le film lui-même ne bouge pas. Bien sûr le côté documentaire sur la CIA est forcément passionnant à certains moments (le personnage est inspiré d’un célèbre agent), mais ne suffit pas à sauver de l’ennui ce film historique sans histoire, honorable et rasoir, irréprochable et donc reprochable.