Depuis 2005, paraît en janvier un nouveau volume du journal de Calaferte (mort en 1994), sa veuve, Guillemette Calaferte, s’attelant à leur retranscription. Ce treizième volume recouvre l’année 1991, une année marquée principalement par la maladie, l’angoisse, la lutte, la perpétuelle tentation du suicide. Immobilisé, entravé, se délabrant physiquement et moralement, Calaferte parvient malgré tout, et peut-être plus que jamais, à nous infuser son verbe roboratif de passion et de foudre. Il fait montre, ce « cadavre récalcitrant », de son invincible jeunesse, de son flamboiement de foi, de sa révolte intacte. « Rester un esprit vivant. / Ne croire ni aux formules honorifiques ni aux fonctions. / Vivre comme on éclaterait. / Être de la jeunesse en action. / Se foutre du monde et hurler ». Au-delà de la dimension purement existentielle, le format du journal correspond parfaitement au génie de Calaferte, très opératoire dans le fragmentaire, l’éclatement, la multiplication des thèmes, capable de transmuer n’importe quoi en or poétique. Réflexions littéraires, aperçus ésotériques, récits de rêves, fictions brèves qui sont comme des poèmes en prose baroques, éclats mystiques, sorties cinglantes contre les littérateurs, contemplations émerveillées, déclarations d’amour, insurrections : ces carnets sont autant de bouquets multicolores aux épines sanglantes et aux corolles déployées.
Car il ne s’agit pas seulement de l’ombre de l’oeuvre ; au contraire, ces textes appartiennent très légitimement à celle-ci. Calaferte est de ces diaristes qui atteignent un accomplissement du genre. De ces écrivains qui savent être des « contemplateurs » et tout cueillir, au hasard du flux des jours, pour en faire de la littérature, de la pensée et de la beauté. Sur ce point-là, comme en ce qui concerne sa formidable vitalité ou l’ensemble varié et paradoxal de ses thèmes de prédilections, ces écrits font penser à ceux d’un autre diariste de génie : Ernst Jünger. Et c’est avec un certain étonnement que l’on voit Calaferte, l’anarchiste chrétien révolutionnaire, s’acharner à diffamer Jünger, certes plutôt réactionnaire, qui lui paraît pourtant si proche en dépit d’idiosyncrasies opposées sur certains points fondamentaux. Si bien qu’on est tenté de déceler là, peut-être abusivement, la haine sourde qu’on ne peut porter qu’à un frère ennemi. Enfin, 1991 est aussi l’année de la rédaction de l’un des chefs-d’oeuvre de l’auteur : La Mécanique des femmes. Or, lorsque l’on découvre l’arrière-plan de ce livre, lorsque l’on réalise que ce joyau de fureur érotique a été extrait d’un homme vieillissant, à demi impotent, reclus avec sa femme dans un havre bucolique et oscillant entre détresse et grâce, on mesure un peu mieux la prodigieuse puissance créatrice qui fut la sienne.