Son demi-siècle de musique et l’extrême richesse de son parcours n’empêchent pas que le nom du percussionniste suisse Pierre Favre reste cantonné, sinon dans une relative confidentialité, à tout le moins dans une certaine discrétion, à l’égard du grand public en général mais aussi des amateurs de jazz en particulier. Il fait pourtant partie des plus inventifs et admirables maîtres européens de la batterie, dont il propose une approche libre basée sur la diversité et la combinaison des timbres, aussi bien ceux de l’instrument dans sa configuration » classique » que ceux des nombreux accessoires qu’il a l’habitude de lui adjoindre ou des outils avec lesquels il en tire des sons (jusqu’aux aiguilles à tricoter, au besoin). Retracer les étapes de sa carrière nécessiterait un espace que n’offre pas cette chronique ; passé de l’orchestre radiophonique de Bâle dans les années 1950 à Paris et Rome avec Barney Wilen, Mal Waldron ou Bud Powell, il a par la suite mené plusieurs formations en leader, intégré le « Unit » de Michel Portal, joué avec Joachim Kühn, Barre Phillips ou Albert Mangelsdorff et multiplié les collaborations pluridisciplinaires, notamment dans le domaine de la danse contemporaine. Fleuve est le premier album enregistré par son nouvel orchestre, une formation inédite qui révèle, dès l’énoncé, un goût pour les combinaisons inattendues et la recherche sur les timbres, les sons et les climats qui peuvent en naître : guitare (Philippe Schaufelberger), saxophone (Frank Kroll), harpe (Hélène Breschand, que les amateurs de musique contemporaine connaissent peut-être pour son travail auprès de Berio ou Cavanna), tuba (Michel Godard), basse électrique (Wolfgang Zwiauer), basse (Bänz Oester) et, bien évidemment, percussions et batterie. D’emblée, aux premiers instants de Mort d’Eurydice, la première des sept compositions originales, on est saisi par la majesté et la puissance tranquille d’une musique raffinée et subtile, où la solidité des fondements et de l’assise rythmique n’empêchent pas que tout rayonne d’une étonnante clarté et possède une sorte d’apesanteur tout à fait envoûtante. Les ostinato et jeux de répétitions, les solos enchâssés dans des constructions rythmiques qui sont comme autant de modules agencés (Reflet sud), le sens de l’architecture et de la mise en scène, la profusion des couleurs et, toujours, l’extrême élégance de l’ensemble, font qu’on résiste difficilement à la puissance de séduction de ce Fleuve majestueux (l’adjectif convient décidément) et poétique. Une musique passionnante et exigeante qui fascine sans rien sacrifier à la complexité.
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