Curtis Hanson fait partie de ces réalisateurs qui, sans être de grands cinéastes, n’en sont pas moins de puissants symptômes, bon an mal an et quoi qu’on en dise, d’une relative bonne santé de l’industrie hollywoodienne, capable tout à la fois de réinventer le cinéma à l’aune des effets spéciaux ou, à l’inverse, de revenir sans cesse aux sources du classicisme. Lucky you confirme, si besoin était, le talent de Curtis Hanson comme artisan dont le cinéma, s’il manque peut-être d’une véritable signature, puise sa force dans cette manière classique, presque surannée, de s’effacer pour mettre en valeur une architecture scénaristique et des comédiens, des dialogues et des émotions, sans jamais que la caméra ou le montage ne s’y trouvent en surplomb. Cela n’a l’air de rien et c’est évidemment tout un art, puisque cet effacement ne signifie en rien une disparition de la mise en scène, bien au contraire.
Lucky you nous plonge dans un Las Vegas qui n’a pas grand-chose à voir avec celui du Casino de Scorsese. Loin de la flamboyance et de l’hystérie scorsesienne, Curtis Hanson joue à la fois sur une corde documentaire (sur les casinos) et sentimentale (cœurs écorchés mais tenue impeccable comme dans toute bonne comédie sentimentale). Un joueur de poker talentueux mais flambeur, son père, lui même As du poker auquel il ne cesse de reprocher d’avoir quitté sa mère, et une jeune femme dont il va pour la première fois tomber amoureux : autour de ces trois personnages la fiction (écrite par Eric Roth, scénariste de Munich et de Révélations) organise son tranquille ballet entrecoupé de belles séquences de jeu où la vie des personnages, bien entendu, s’invite à la table. Mais jamais n’empiète sur un territoire professionnel qui n’est pas le sien, tout comme les parties de poker elles-mêmes ne sont pas sur-scénarisées.
Cette soin de ne jamais vraiment mélanger les cadres (professionnel pour le jeu, sentimentale pour le reste) détonne à une époque où la moitié des fictions met en scène la disparition des frontières entre affaires privées et événements publics (et dont la série 24 heures chrono serait la plus belle illustration). Si dans Lucky you la frontière est parfois poreuse, seuls en sont témoins quelques regards volés, quelques réflexions cryptées. D’où aussi le sentiment que film et personnages sortent d’un autre âge, celui des films hollywoodiens des années 40 et 50, que Hanson a probablement dévorés. Il faut voir la séquence d’ouverture, presque entièrement fondée sur un champ-contrechamp, où le héros joué par Eric Bana fait une démonstration qui ne serait que vulgaire affaire de marchand de soupe si elle ne se transformait en jeu d’esprit quasi aristocratique par la distance des cadres, les silences entre les mots. Talent modeste mais réel de Curtis Hanson : s’il n’y a pas chez lui la présence de ces images minoritaires qui font les grands cinéastes classiques (de Hawks à Spielberg), il a un sens de l’ouvrage qui fait plaisir à voir.