Au début du siècle dernier, avant l’apparition du téléphone, les gens « épanchaient leurs cœurs sur le dos de cartes postales ». En quelques mots sibyllins griffonnés sur un carré de papier, ils donnaient à lire leur urgence. Robert Olen Butler était-il en panne d’inspiration ? Ou simplement ému par cette tranchante sobriété qui dit souvent le pire ? Il a entrepris de faire revivre, le temps d’une nouvelle, ces traces de vies disparues. A partir de ces documents, portes ouvertes vers ses propres fantasmes, il a construit des fictions : quinze nouvelles brèves et percutantes, qui restituent la banalité supposée tragique de ces vies. Un enfant, témoin d’une chute mortelle d’un aviateur, va trouver son père et imite, virevoltant les bras tendus, la fière allure de celui qui pour lui reste un héros ; une jeune mariée enfonce son visage dans le mouchoir sale de son mari tuberculeux, espérant le rejoindre bientôt dans la mort ; un jeune homme, intrigué par la jambe de bois de sa nouvelle petite amie, se trompe et caresse l’autre, bien en chair, tout au long de leur premier rendez-vous… Autant de personnages ordinaires surpris par un destin parfois cruel, en tout cas malicieux.
Le résultat est à la hauteur du talent de Robert Olen Butler, suffisamment malin pour ne pas tomber dans les écueils de l’exercice. Ces nouvelles ne sont jamais complaisantes et laissent un goût amer assez savoureux. Pourquoi ne sommes-nous donc pas conquis par ces textes si bien menés ? Parce que, justement, l’exercice est réussi : il y a quelque chose d’évidemment artificiel dans ce recueil, du fait même de la démarche adoptée, mais aussi de la manière dont Butler surmonte cette artificialité. Autrement dit, c’est un peu trop bon pour l’être véritablement ; le fil n’est pas blanc, mais on ne voit que lui. Le tout forme un livre attachant, certes, mais sans réelle épaisseur.
Finalement, le vrai héros du livre est ici, sur cette page de l’université de Floride, où Butler enseigne au sein du département d’Inside Creative Writing. Une matière bien étrange pour nous autres Français, pervertis par l’obscure idée de génie littéraire : deux heures par jour, durant dix-neuf séances, Butler s’est installé dans son bureau, face à une caméra, et a entrepris d’écrire en direct « C’est Earl Sandt », que l’on retrouve dans Meilleur souvenir. Il explique, parfait dans son rôle de professeur, la manière dont il fait travailler son imagination pour donner corps à ces vies romanesques. Une expérience étrange, salutaire, un peu triste, en tout cas captivante. Et l’on se prend à rêver, en ayant bien révisé notre leçon de « dreamstorming » chère à l’auteur, qu’un jour un David Lodge fasse de Butler le personnage principal d’une intrigue floridienne.