Il n’y a pas si longtemps, la terre était encore ronde pour les joueurs de Final fantasy. Un monde dont les extrémités nord-sud-est-ouest finissaient par se rejoindre, un monde aux proportions lilliputiennes sur lequel on pouvait promener son avatar gigantesque, à la recherche de grottes de la taille d’un trou de souris ou de villages a peine plus grands qu’une fourmilière. De moins en moins minimaliste au fur et à mesure que les consoles devenaient de plus en plus puissante, cette carte avait l’avantage de rendre le monde qu’elle était censée représenter plus tangible : à force de le parcourir en long et en large, on finissait par situer géographiquement la plupart de ses endroits les plus importants, telle ville à l’ouest, tel donjon à l’est, les régions froides systématiquement au nord -il n’y a quasiment jamais de pôle sud dans les RPG. Mais à bien y réfléchir, à l’instar de nombreuses conventions vidéoludiques qui n’ont pas su résister à l’avènement de la 3D « réaliste », ce système de représentation a fini par paraître un peu ridicule, un peu embarrassant. C’était pourtant l’une des rares constantes d’une série qui ne s’est jamais vraiment distinguée jusque là par sa cohérence. Qu’importe, cette mini-world-map aussi attachante qu’obsolète appartient désormais au musée des antiquités. FFX l’a tuée. FFXI l’a achevée. Et FFXII s’est chargé de l’enterrer.
Le monde de FFXII se nomme Ivalice. Un monde qui existait avant FFXII (FFTactics, Vagrant story…) et qui lui survivra (FFXII : Revenant wings sur DS), un monde qui appartient d’ailleurs plus à son créateur, le concepteur-scénariste Yasumi Matsuno, qu’à Final fantasy proprement dit. Et qui n’est révélé ici que par le petit bout de la lorgnette : le petit royaume désertique de Dalmasca, colonisé par un empire va-t-en-guerre, et ses alentours. Pour une série qui nous a habitués à parcourir les quatre coins de la planète, fut-elle aussi étriquée que celle de FFX, le changement est radical : les environnements ne varient pas énormément (beaucoup de sable, quelques cités babyloniennes aux teintes ocres-rouges, une minorité de décors classiques forêt-plage-montagne), les occasions de se sentir vraiment dépaysé, passées les premières heures de jeu, sont plutôt rares. Final fantasy revoit ses ambitions à la baisse, se débarrasse définitivement du besoin d’une world-map et se crée un univers qui n’est désormais rien de plus qu’un gigantesque réseau de zones plus ou moins grandes reliées entre elles par de petites portes, un peu à la manière de Star ocean ou de Grandia. En caricaturant un peu, on pourrait presque le comparer à un immense donjon tentaculaire, avec ses aires de repos (les villes), ses champs de bataille, ses forteresses interminables riches en énigmes retorses. Rarement un monde Final fantasy aura été aussi peu contextualisé, aussi peu pensé en tant qu’endroit habitable, avec ses logiques architecturales et narratives. Ne pas s’étonner qu’on puisse, sans transition, passer d’une jungle tropicale à des montagnes enneigées. Ne pas s’étonner d’un level-design tellement répétitif qu’il finit par perdre toute crédibilité. Final fantasy, sous la direction de Matsuno, s’est affranchi de tout ce qui pouvait le caractériser comme un RPG story-driven ou lourdement cinématographique. Malgré une tentative louable, lors des vingt premières heures de jeu, d’imposer une intrigue plus adulte, plus politique, avec ses diplomates sournois, ses Dark Vador médiévaux, ses nobles seigneurs aux dents qui rayent le parquet, FFXII finit par se laisser dépasser par ses mécaniques, sa recherche d’un renouveau, et s’enfonce dans l’abstraction la plus totale. Il laisse ses personnages, pourtant si beaux -et si blonds peroxydés-, orphelins de toute motivation, condamnés à errer sans fin, sans trop savoir pourquoi, pendant que leur monde se prépare à sombrer dans une guerre meurtrière entre des puissances qui finiraient presque par les ignorer complètement. Une magnifique dégringolade scénaristique qui vaut à elle seule tous les plot-twists navrants (l’amnésie collective de FFVIII, « mon papa est une baleine géante, c’est vraiment pas de chance » ou le « tout ça n’était donc qu’un rêve » de FFX) des épisodes précédents.
Entre la recherche d’un souffle épique, du spectaculaire, et l’expérimentation pure et dure, FFXII se décide enfin à trancher. Et ça fait très mal. Les cinématiques boursouflées tentent, en vain, de se faire une petite place. Les petits tracas familiaux des héros, propices aux grandes envolées tragiques, se font balayer d’un grand revers de la main. Ne reste qu’un grand laboratoire dans lequel on ne prend jamais autant de plaisir qu’à éprouver des mécaniques de jeu brillantes sur le terrain, un environnement complètement désincarné et dont l’apparente simplicité se prête idéalement à la pratique d’un gameplay complexe. Rien de vraiment neuf, pourtant, dans ce que propose FFXII. Le RPG japonais ne l’a pas attendu pour se débarrasser des très polémiques combats aléatoires. FFXII n’a pas inventé non plus ce système de combat en semi-temps réel qui puise son inspiration dans la parenthèse MMO entreprise par la série avec FFXI, et qui rappelle celui de KOTOR, RPG occidental à la recherche d’une respectabilité console. Les Gambits, ce système qui permet de configurer l’intelligence artificielle des combattants grâce à des lignes de phrases simples (« si PV allié < 60 % alors lancer sort de soin", "si PV ennemi = 100% alors voler", ce genre de chose) était déjà à l'étude dans les Tales of ou Kingdom hearts. Quant aux Permis, grands tableaux où la totalité des capacités, sorts, techniques et bonus de caractéristique de votre équipe doivent être débloqués progressivement, ils ne sont finalement rien de plus qu’une subtile variation du Sphérier de FFX. Malgré tout, une indiscutable alchimie s’opère, qui procure une délicieuse sensation d’inédit, de renaissance d’un genre de plus en plus autiste et d’une série en perte de repères.
Si FFXII s’était contenté de transposer les bonnes vieilles mécaniques des épisodes précédents dans ses immenses donjons où chaque salle est clonée jusqu’à la nausée, il se serait très vite retrouvé catalogué dans les pires accidents industriels de l’histoire du jeu vidéo. Heureusement pour lui, level-design et gameplay travaillent de concert, tout est à sa place et trouve son entière justification dans une expérience de jeu incroyablement jouissive, même lorsqu’il s’agit de leveller comme un forcené ou de retourner sur ses pas pour s’acquitter de tâches plus ou moins passionnantes. On ne retiendra peut-être pas grand chose d’Ivalice, si ce n’est quelques émotions purement esthétiques : ces cités futuristes, ces temples dorés, ces ambiances orientales, ces déserts à perte de vue, ces tours monstrueuses qui dominent des falaises vertigineuses. En dehors de ces quelques moments d’extase viusuelle, Ivalice n’est finalement qu’un grand terrain de jeu où les monstres tournent en rond en attendant de se faire massacrer, n’hésitant pas à débarquer s’ils entendent le bruit de votre épée sur la carcasse d’un dragon à la cuirasse blindée, ou au contraire à fuir dès que les choses commencent à mal tourner pour leur matricule, pendant que vos compagnons, traînant un peu trop des pieds, s’acharnent sur un loup-garou que vous auriez préféré épargner, ne serait-ce que parce que vous ne faites pas encore tout à fait le poids. Ce n’est pas un hasard si la quasi totalité des quêtes annexes proposées par le jeu se concentre sur une banale succession de séances de chasse aux boss, au cours desquelles les phases de combat, déjà particulièrement plaisantes à la base, trouvent le moyen de se sublimer, et la plupart des donjons de se dévoiler sous un nouveau jour, bien entendu beaucoup plus menaçant. FFXII possède un indéniable talent pour le recyclage de ses propres environnements, et si on ne se sent jamais vraiment impliqué dans ce monde à la structure trop évidente, on finit tôt ou tard par le connaître dans ses moindres détails, par savourer ses chausses-trappes, ses extensions diaboliques pour high-levels en manque de sensations fortes, ses boss optionnels surpuissants reclus au plus profond des souterrains les plus sombres d’Ivalice.
Depuis FFX, Final fantasy a totalement renoncé à adopter une véritable ligne directrice, s’éparpillant sur tout le spectre que regroupe l’appellation très peu contrôlée « RPG japonais ». FFXII porte les stigmates de cette fuite en avant, essaye tant bien que mal de conserver quelques éléments qui ont marqué l’identité branlante de la série et qui feraient presque ici figure de pièces rapportées -on cherche encore la réelle utilité de la présence des chocobos ou des invocations- dans un jeu qui semble avoir été vampirisé par Matsuno avant d’être maladroitement remis, en urgence, sur des rails plus consensuels. Grand perdant de ces années de développement mouvementé, le scénario de FFXII se conclue de manière brutale après des heures d’errances, une fin niaise et expéditive, indigne d’une mise en bouche riche en promesses. Grand gagnant : le monde d’Ivalice qui masque pudiquement son background dans une encyclopédie dévoilant progressivement ses richesses, pour mieux se poser en grand puzzle qui se construit au fur et à mesure, sur le rythme d’une multitude de narrations parallèles. Pour une série aussi prestigieuse que Final fantasy, le constat peut paraître mitigé, voire un peu amer. Ce serait mal comprendre cet épisode décapité en plein vol, aussi boiteux que brillant, dans lequel Matsuno, en bon copycat de Georges Lucas, construit son propre univers, son home sweet home, en pièces détachées. Pour apprécier pleinement sa création, ce Nouveau Monde à coloniser, il faut avoir la curiosité d’emprunter ses chemins de traverse. FFXII est un grand jeu dans lequel on rentre par la petite porte.