L’oeuvre d’Alain Kan, météorite fou lâché dans le ciel français des 70’s, est enfin rééditée. Précurseur d’une école faisant se télescoper rock anglo-saxon et littérature décadente via l’ange du bizarre, on se prend à réévaluer certaines de nos grandes figures nationales à l’aune de cette poignée de pépites monstrueuses. Retour sur l’émergence d’une sorte de « travelo-rock », à mi-chemin entre les New York Dolls et Philippe Katerine.
Longtemps oublié des anthologies, Alain Kan a pourtant croisé la route des plus grands, souvent au bon moment : jeune recrue de l’Alcazar, cabaret de Jean-Marie Rivière, sous le nom d’Amédée Jr, aux côtés de Dani ou Gainsbourg, il jouera ensuite le micheton pour un Bowie pré-Ziggy, véritable déclic pour notre mutant en voie de développement (il adapte plusieurs fois le répertoire de Mr Vittel en français –Life on Mars, Suffragette city, It ain’t easy– et s’inspire de son jeu théâtral et de son goût pour l’androgynéité), avant de devenir le compagnon de débauche d’Eudeline, Marie-France, Daniel Darc ou tout ce que Paris compte de créatures toxiques. Devenu beau-frère de Christophe, il lui écrira un album entier (le déviant Pas vu, pas pris, au début des 80’s), ainsi qu’une série de faces B de singles. Mais délaissons le carnet mondain pour revenir au sujet du jour : trois albums qui, vu leur rareté (on trouve Heureusement en France, on ne se drogue pas dans les 150€ sur les sites d’enchères) et la résistance à laquelle ils se sont heurtés au moment de leur sortie sont presque vierges, côté public.
Le premier album, Et Gary Cooper s’éloigna dans le désert, sort en 1975, et campe tout de suite le décor : triolisme souriant, sur l’irrésistible funk salace de Nadine, Jimmy et moi, ambiance de claque sordide sur Blacky, autre funk sentant la déjante, où Kan exécute à la fois les voix du maquereau et de la pute. On sent Alain Kan ancré dans une certaine tradition littéraire et théâtrale, abandonnant le chant pour dire ses textes, les incarnant, pour des histoires concupiscentes comme Une Espèce de Lolita… toute verte, pas si loin, sujet excepté, du Léo Ferré 70’s, « vivant » ses textes sur des motifs musicaux évolutifs. Ce qui pourrait laisser augurer d’un univers relativement paillard est contrebalancé, dans un second mouvement, par une série de titres beaucoup plus dépressifs, entre gueule de bois et descente de trip, comme le très beau Hollywood suicide et son décor qui s’effondre. L’album s’achève sur une version de Falling in love again, titre popularisé par Marlène Dietrich (ici dédiée à l’Alcazar, cocon ayant révélé le papillon Kan), dans une version déjà résolument punk, sans le savoir, pas loin du My way de Sid Vicious, morgue identique mais balourdise en moins. Ce coup d’essai témoigne d’un talent singulier et inédit, avec une orchestration bien plus originale que ce qui se faisait alors. Si l’on sait que l’album a été enregistré et mixé en une semaine, grâce au coup de pouce artistique et financier de Laurent Thibault (membre de Magma) et Gérard Manset, on ne peut qu’être admiratif devant le résultat. L’album ne trouvera pourtant pas son public : trop « chanson » et « français » pour les fans de rock, trop « barré » et « pédé » pour les amateurs de chanson. On ne sait où classer Kan et, surtout, à l’issue d’un passage télé où il chante un extrait de l’album, en bas résille, le disque est interdit pour « incitation à la drogue et à l’homosexualité ».
Qu’à cela ne tienne, Alain Kan enchaîne quelques mois plus tard, début 76, sur Heureusement en France, on ne se drogue pas dont le titre annonce clairement l’intention de pousser le bouchon toujours plus loin. La facture musicale a changé (les titres s’étirent sur les plages beaucoup plus longues, sont plus emprunts de certains tics 70’s, une batterie un peu démonstrative ici, un orgue un peu emphatique là) mais les thèmes abordés restent inchangés. Le titre de bravoure est incontestablement Speed my speed soit une allitération exhaustive de tout ce que l’on peut se mettre dans tous les orifices pour se défoncer, sur le ton de la déclaration amoureuse. La voix, déjà si affirmée dans le précédent album, prend encore davantage de place et on peut rapprocher les monologues de Ma solitude (« Je suis traqué par ma lucidité », éructe-t-il) des expérimentations à nouveau d’un Ferré, période Zoo, celui de La Solitude, véritable frère d’arme avec lequel il partage quelques marottes : on retrouve, au fil des titres, les noms de Rimbaud, d’Ophélie, des créatures mythiques comme Dracula, la figure de la folie… Ce nouvel album permet également à Alain Kan de se démarquer d’un certain bon ton, l’esthétique musicale se situe « par delà le bien et le mal », pour reprendre une formule usitée. Certains titres gardent encore une forme un peu accrocheuse (le long blues tendu et pédé de G.M. Blues -« mon amour, mon garçon, viens, je veux griffer tes fesses, encore, toujours »- ou le glam Monnaie, Monnaie, rappelant le Rebel, rebel de Tata David) mais la part congrue de l’album est particulièrement oppressante et en voie d’implosion, s’achevant sur une reprise de Les blouses blanches, créé par Edith Piaf. Sur la pochette, Alain Kan nous regarde, l’œil défait et le visage fardé, comme s’il fallait préciser davantage l’intention. Et puis le bandeau « Heureusement en France, on ne se drogue pas » barre distinctement la pochette. Là encore, le disque ne sera pas relayé dans la presse et sera de toute façon interdit de diffusion radiophonique, pas tant pour prosélytisme homosexuel que pour « incitation à l’usage de stupéfiant ».
En 77, sans doute sensible aux soubresauts punks touchant même la France, Alain Kan monte un temps un combo punk, dénommé Gazoline, comme une bande du moment menée par des homos rentre-dedans. Particulièrement sauvage (les concerts finissent inévitablement en bataille rangée, entre un Alain Kan en roue-libre et un backing band aussi défoncé que bruitiste), Gazoline brûlera le temps de deux singles légendaires mais les maisons de disques demanderont à Alain Kan, s’il veut réaliser un nouvel album, de se séparer de ses « amis peu fréquentables ».
C’est ainsi que Whatever happened to Alain Z.Kan voit le jour, en 79, avec peu ou prou la même équipe que depuis le début mais des sonorités plus « civilisées » qu’avec Gazoline. Quoique… Bien que moins tributaire de l’esthétique punk (malgré les très électriques Histoire noire et Infernale femme fatale), le ton est résolument anthracite, l’attitude volontairement excentrique et baroque. Particulièrement en voix, Alain Kan est encore plus à même de porter ses textes décrivant les ambiances troubles (Le Charter, morceau de bravoure à la folie communicative), le sexe facile (l’hilarant Philo-dodo convoquant les images de Vampirella ou les grésillements du Sister Ray du Velvet comme décors libidineux) ou les personnages hauts en couleur (La Diva, Infernale femme fatale). Cet album, relativement plus accessible que les précédents, pas loin d’une rencontre entre l’univers du polar et le funk parfois, aurait sans doute pu trouver son public s’il n’avait pas compris l’hallucinant Devine qui vient dîner ce soir ? où, lors d’un repas assez orgiaque, Alain Kan convie nul autre qu’Adolf Hitler (« Rappelle-toi, pas si longtemps, ce fut notre plus grande star / Il nous réserve une surprise qui fera bien faire rire l’Histoire / Je lui ai préparé un dîner des plus raffiné qui soit / Des viandes ultra grillées des petits fours baignés de crèmes à boire »). Même si il l’appelle ironiquement « Tonton Adolf », qu’il le tourne en ridicule (« Adolf est encore complètement bourré ! Il va encore faire des conneries, ce soir ! ») le morceau, enrichi en fond sonore d’un discours du Führer, vaut au disque d’être lui aussi banni des ondes, retiré des bacs et mis au pilon.
Bien entendu, après ces trois étapes spectaculaires, Alain Kan perd le crédit qui -étonnamment- lui restait, malgré l’absence de succès commercial et le destin funeste de chaque album. En l’absence de proposition discographique, il écrira, comme nous le disions en préambule, pour Christophe et puis pour Jennifer, accouchera d’un roman inachevé (L’Enfant veuf, toujours inédit), donnera des concerts simplement accompagné d’une bande et d’un Revox, tel l’Alan Vega de la même époque, ou sera invité à ceux des autres, notamment par Laurent Sinclair, ex-Taxi Girl. C’est ce même Laurent Sinclair qui l’aidera, avec un ex-Téléphone, Richard Kolinka, à mettre sur pied son ultime album, Parfums de nuit, en 86. De manière tout à fait incompréhensible, cet album auto-produit et édité alors par New Rose, bien qu’indissociable du reste de l’oeuvre d’Alain Kan, est absent de cette réédition. L’inclure dans ce bel objet aurait rendu l’entreprise parfaite et plus cohérente. Sur ce dernier témoignage discographique avant sa disparition (Alain Kan s’est évaporé dans la nature un jour d’avril 90, à une station de métro parisienne), il pousse plus avant son esthétique transgenre et décomplexée, quittant les contraintes de la rime, des refrains, du respect des langues et des styles. D’une manière ou d’une autre, on retrouvera certaines de ces caractéristiques, plus policée, chez Jad Wio (notamment l’album Contact), mais également le Katerine « libéré » des albums récents.