C’est l’histoire, autobiographique, d’un homme qui, à travers la réalisation d’un documentaire sur le petit village russe de Kotelnitch et l’amour d’une jeune femme, Sophie, cherche désespérément à se libérer de la malédiction dont souffre sa famille. Cette dernière tait en effet un terrible secret : la collaboration du grand-père d’Emmanuel avec les allemands, lors de la seconde guerre mondiale. Le personnage du roman essaie de faire le deuil de ce passé, de vivre pleinement sa vie, mais le tragique semble curieusement s’immiscer où qu’il aille, quoiqu’il fasse, comme s’il ne pouvait échapper à une existence vouée au malheur. A Kotelnitch, il ne rencontre que tristesse, mort et désespoir ; il y redécouvre l’enfermement et la folie familiers à son grand-père. Quant à sa vie amoureuse, elle part peu à peu en lambeaux sous l’influence d’un désir irrépressible de destruction. Emmanuel est incapable d’aimer, trop préoccupé qu’il est par lui-même pour s’intéresser aux autres. Le monde gravite autour de lui, il l’ordonne à sa guise jusqu’au jour où celui-ci se met à fonctionner sans lui.
Carrère nous livre dans cette autobiographie certains extraits des lettres écrites par son grand-père et effleure, hélas brièvement, une analyse peu conventionnelle et fine du mécanisme psychologique qui a poussé cet homme, pourtant brillant, honnête et bon à se fourvoyer dans la clique hitlérienne. Pour exorciser la faute de son grand-père, Emmanuel va partir en voyage, à la découverte du monde. Kotelnitch est le point de départ de cette quête de délivrance, d’où le titre du roman, Un Roman russe. C’est en Russie qu’il réapprendra le russe, langue maternelle de sa mère, qu’il peine d’ailleurs à parler et à comprendre, comme s’il refusait de faire sien un passé trop chargé de honte. C’est là-bas, aussi, qu’il revit en spectateur ce qu’a vécu son grand-père : la misère, le désespoir de ces gens du village qui, chaque jour, luttent pour survivre.
On sort de tout cela plutôt morose, peut-être parce que l’histoire l’est elle-même. On ressent avec l’auteur son atonie à Kotelnitch, celle de ses habitants. Un Roman russe séduira les amateurs de roman-journalisme, même si Carrère a aussi voulu aborder d’autres genres comme le roman psychologique ou l’érotisme sous forme de nouvelle. A cet égard, peut-être eût-il été préférable de s’en passer ; mal écrite, vulgaire, cette nouvelle érotique déçoit : on est loin de Sade… En outre, le fractionnement du roman en plusieurs histoires peut s’avérer frustrant : on aurait aimé que l’auteur développe davantage chacune, c’est-à-dire abandonne ce va-et-vient bref entre Paris, Kotelnitch et les lettres de son grand-père. Peut-être y a-t-il trop d’histoires qui se croisent : l’ensemble part dans tous les azimuts.