Les empires s’effondrent toujours parce qu’il arrive un moment où le pouvoir, à force de se disperser, de se diffuser en de multiples directions, se dissout et disparaît : invisible, insituable, dépourvu de centre et d’échelle. Il en irait de même d’Inland Empire si l’empereur Lynch n’avait fixé à son chemin, peut-être avec préméditation, peut-être in extremis, une issue. Il faut bien suivre le film jusqu’à son terme, qui est une scène-générique éblouissante où ça chante, où ça danse dans une lumière retrouvée, un enthousiasme qu’on n’osait pas imaginer au cinéma. Il faut près de trois heures de voyage pour réaliser où va ce film tordu seulement en apparence : vers une joie bouleversante.
Il y a des précautions d’usage à prendre avant d’entrer plus avant dans le film qui, s’il risque de dérouter (surtout après le glamour de Mulholland drive), s’expose davantage à un malentendu qui poursuit Lynch et qu’entretiennent aussi bien ses admirateurs que ses détracteurs. Inland Empire peut rebuter parce qu’il semble incompréhensible et par conséquent suspect de n’avoir aucun sens. Or, s’il est inutile d’espérer tout comprendre, parce que c’est impossible même si plusieurs visions du film aident à y voir plus clair, il serait encore plus dommageable d’en rester à cette impression. Ne voir dans le film que le délire d’un démiurge tout puissant, c’est envoyer directement Lynch au musée. Soyons à l’heure : on sait depuis longtemps que le cinéma le plus en avance sur son temps n’est pas celui qui se débarrasse de la question du récit, mais au contraire celui qui sans cesse la remet sur le métier. Exactement ce que fait Lynch, y compris avec Inland Empire, qui continue son cinéma par d’autres moyens, et ne s’intéresse à rien d’autre qu’à la possibilité de raconter une histoire.
Il y a dans Inland Empire, comme dans tous les autres films de Lynch, une histoire. Une histoire qui se termine bien, d’ailleurs, avec ce happy end en chanson. Ce qui rend difficile sa compréhension, c’est que les embrayeurs narratifs sont moins des événements que les états affectifs qui s’accouplent à eux. Souvenons-nous de Mulholland drive, et de la scène du snack, où un homme est foudroyé par la peur d’un visage qu’il a vu en rêve. L’homme est mort de peur, et le monstre du snack est accroché à cette peur. Il y avait exactement la même idée dans la série Twin Peaks : un personnage meurt sans autre cause que la peur, et alors apparaît Bob, la figure du mal, sans raison logique, sinon qu’il a flairé la terreur. C’est la loi du monde lynchien, cette capacité des affects à conduire le récit, à susciter des événements, plus que l’inverse. De même que Twin Peaks et l’inceste, que Lost Highway et l’impuissance, que Mulholland Drive et l’échec (amoureux et artistique), c’est une peur qui fait s’ébranler l’empire du nouveau Lynch.
Laquelle ? Ecoutons l’inquiétante Pythie interprétée par Grace Zabriskie qui après le prologue vient en nouvelle voisine rendre visite à l’actrice Nikki Grace (Laura Dern) : elle lui annonce qu’elle va jouer un rôle dans un film sur le mariage. Inland Empire est donc un film sur le mariage : Nikki Grace est une actrice mariée qui joue dans un film aux côtés d’un acteur (Justin Theroux) et se trouve virtuellement tentée par l’adultère. Dans le scénario qu’ils interprètent, c’est précisément ce qui arrive : le personnage Sue trompe son mari avec Billy. Ailleurs dans la géographie multidimensionnelle de l’empire, une femme raconte qu’elle a traversé une période douloureuse après la mort de son enfant ; ailleurs encore une femme trompée veut se venger et tuer sa rivale avec un tournevis ; ailleurs toujours, la femme dont Inland Empire raconte l’histoire, annonce à son mari qu’elle est enceinte, or celui-ci lui révèle qu’il est stérile, etc. Une multitude de scènes s’enchâssent dans des mondes qui se distinguent par la texture de l’image ou le lieu de l’action (Hollywood ou la Pologne), et toutes racontent la même chose : la peur de voir un mariage voler en éclat, par l’adultère ou la mort d’un enfant. C’est donc l’histoire d’une femme qui souffre. Mais on n’est pas chez Lars von Trier : aucun fanatisme du calvaire ici, puisque, in fine, le film s’achève presque classiquement sur une réconciliation, la reconstitution d’une unité perdue. L’enfant revient, la famille se retrouve, la femme embrasse son double polonais et disparaît, on chante et on danse.
Il faut traverser un empire sombre pour en arriver là. Il faut surtout, comme dans tous les films de Lynch, tuer le monstre, l’incarnation du mal. Plus discret qu’ailleurs, un méchant traque ici l’héroïne et, comme les autres méchants lynchiens, il est agressif et impatient : c’est le Fantôme, cet homme que l’on voit au début du film, en Pologne, réclamer un accès. Comme Bob dans Twin peaks, il veut entrer, il piaffe d’impatience, il veut faire du mal. Dans l’empire, il est à l’aise, il peut se glisser partout tant que l’héroïne a peur, puisque la terreur est la clé qui permet de passer d’un monde à l’autre, de poursuivre la femme d’un studio hollywoodien à une rue polonaise. Contrairement à la fin terrible de la série Twin peaks, où Bob trouve le moyen d’entrer dans le monde idyllique et soap-opératique de Twin Peaks pour y répandre la désolation, Inland Empire est un film optimiste : la femme tue le monstre, le cauchemar s’achève et le film peut se terminer dans la joie. Il faut mesurer ce que cela signifie pour le spectateur, comment ce dénouement miraculeux le récompense du soutien qu’il a accordé, tout au long du voyage, à l’héroïne. Que le visiteur de l’empire, inquiété par les plis sinueux du relief, ne se sente pas isolé : chez Lynch, on ne souffre pas pour rien, sûrement pas pour le plaisir. Nul autisme de sa part. Les femmes pleurent, mais on les soutient ; et s’il arrive que l’on se sente perdu, ne pas oublier que Lynch tient fermement la boussole. Ce n’est pas un film doloriste ou inhabité, mais un récit plein d’espoir et de vitalité où l’on apprend à vaincre la peur.